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À l’ère numérique, trouver le juste équilibre entre la transparence, la protection de la vie privée et la diligence dans les procédures administratives

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Allocution prononcée à l’ Association du Barreau de l’Ontario

Toronto (Ontario)
Le 4 février 2016

Allocution prononcée par Patricia Kosseim
Avocate générale principale et directrice générale, Direction des services juridiques, des politiques, de la recherche et de l’analyse des technologies

(Le texte prononcé fait foi)


Je vous remercie de m’avoir invitée à participer à votre programme en prenant la parole aujourd’hui sur cet important sujet d’actualité. Vous nous avez demandé de répondre à la question suivante : Comment l’ère numérique a-t-elle modifié l’équilibre?

Compte tenu du peu de temps dont nous disposons pour répondre à cette question fascinante et très complexe, commençons par la conclusion.

Jusqu’à présent, nous concevions le principe de la transparence judiciaire et le droit à la vie privée comme deux valeurs sociétales opposées. D’ailleurs, de nombreux documents ont été publiés sur la manière dont nous pouvons atteindre un juste équilibre entre les deux à l’aide de mécanismes juridiques comme la grille d'analyse établie dans les arrêts Dagenais et Mentuck. À mon avis, l’ère numérique modifie non seulement le point d’équilibre entre les deux, mais aussi, plus fondamentalement, notre conception des valeurs sous-jacentes proprement dites.

La transparence judiciaire est généralement considérée comme une aberration par rapport à la protection de la vie privée. Mais j’avancerais l’hypothèse que le respect de la vie privée, dans une mesure raisonnable, est tout aussi essentiel pour défendre la valeur même que la transparence judiciaire est censée protéger : la confiance du public dans l’administration de la justice, que la juge en chef Beverly McLachlin a qualifiée de « pierre angulaire de la primauté du droit ».

La juge Rosalie Abella a pratiquement déclaré la même chose dans l’arrêt A.B. c. Bragg, en vertu duquel la Cour suprême du Canada a autorisé à l’unanimité une jeune adolescente victime de cyberintimidation à caractère sexuel à engager une poursuite de manière anonyme. La Cour a pris en considération non seulement le préjudice psychologique infligé à la jeune adolescente, mais également le préjudice inévitable que la cyberintimidation causerait « à l’administration de la justice — si celle-ci refusait de prendre des mesures de protection en raison du risque de préjudice supplémentaire découlant de la divulgation publique ». En d’autres termes, si le public perd confiance dans l’administration de la justice et dans sa capacité à respecter la vie privée, en particulier à l’ère numérique, il pourrait bien ne plus se prévaloir des droits et des recours que leur confère la loi, sapant du coup les valeurs mêmes que le principe  de transparence judiciaire vise à protéger.

Internet et l’obscurité pratique

Les progrès rapides des technologies de l’information ont eu un effet spectaculaire sur notre conception de l’accès et de la transparence.

Avant l’arrivée d’Internet, le concept d’obscurité pratique favorisait la protection des renseignements personnels et l’application du principe du besoin de savoir. En général, seules les personnes ayant un intérêt particulier dans un dossier se donnaient la peine de demander des renseignements à ce sujet.

Il n’y a pas si longtemps, l’accès aux instances judiciaires exigeait un certain effort — il fallait assister en personne aux audiences, dépouiller des textes spécialisés ou faire la file et payer pour obtenir des copies des documents judiciaires. Certaines personnes présentes ici sont assez âgées pour se rappeler qu’à une époque assez récente il fallait descendre au sous-sol dans des salles de documentation  poussiéreuses.

Grâce aux bases de données judiciaires et aux moteurs de recherche sur Internet, il faut maintenant beaucoup moins d’efforts pour trouver les décisions des tribunaux. Les progrès techniques ont permis des avancées en simplifiant l’accès aux documents.

Fureteurs envahissants et téléphages

Toutefois, un large accès en ligne qui ne prend pas suffisamment en compte les enjeux relatifs à la vie privée peut aussi porter préjudice aux personnes dont le nom est mentionné — souvent de façon inattendue. Internet a ouvert l’accès à l’information affichée en ligne concernant les parties aux instances, voire d’autres personnes. Les fins très diverses visées en pareil cas vont bien au-delà des objectifs du principe de la transparence judiciaire. Les personnes qui cherchent cette information ne sont plus des avocats et des étudiants en droit qui veulent consulter la jurisprudence pour contribuer à l’avancement du droit, ni des juristes qui procèdent à un examen critique des processus judiciaires pour s’assurer qu’ils sont justes et équitables, ni non plus des journalistes qui veulent comprendre et diffuser certaines décisions d’intérêt public.

Aujourd’hui, les obstacles à surmonter pour avoir accès aux décisions judiciaires se sont beaucoup aplanis. Pratiquement n’importe qui a en permanence un accès rapide et très large aux décisions — littéralement au bout de ses doigts et dans le confort de son foyer — à pratiquement n’importe quelle fin. Mentionnons la curiosité malsaine d’un voisin, le voyeurisme et la volonté de mettre d’autres personnes dans l’embarras ou une discrimination possible par des employeurs potentiels, sans oublier les fins plus insidieuses comme la fraude, le harcèlement, l’intimidation et l’extorsion, pour ne nommer que celles-là.

Si vous croyez que je tiens ici des propos alarmistes, permettez-moi de vous citer en exemple un cas où des intérêts pécuniaires abusifs ont ouvert tout un nouveau marché que des tiers du secteur commercial peuvent exploiter.

Intérêts commerciaux larvés

Globe24h est un site Web exploité à partir de la Roumanie qui s’est érigé en bibliothécaire en republiant des décisions de tribunaux — y compris des décisions rendues au Canada déjà publiées en ligne sur des sites Web juridiques comme CanLII. Contrairement à CanLII, qui applique une norme d’exclusion des robots Web pour limiter l’indexation des décisions par nom et atténuer ainsi l’incidence sur la protection des renseignements personnels, le site Global 24h indexe les décisions et en permet la recherche par nom individuel.

Nous avons reçu de nombreuses plaintes de personnes très préoccupées par le fait que les moteurs de recherche permettaient d’avoir facilement accès à des décisions renfermant des renseignements personnels sensibles associés à des procédures de faillite, à des questions de garde, à des relations de travail, etc. Une plainte a été déposée au nom de la fille d’un plaignant dont le nom était mentionné et qui était désignée comme étant une travailleuse du sexe dans une cause où elle avait comparu à titre de témoin.

Par suite des activités de Globe24, toutes ces décisions s’affichent bien en évidence dans les résultats de recherches générales en ligne effectuées à partir du nom d’une personne. Même si ces décisions étaient auparavant rendues « publiques » par CanLII, leur communication avait jusque-là été limitée par l’obscurité pratique. En les republiant, Globe24 a rendu ces décisions plus faciles à trouver, même pour un utilisateur qui ne les cherche pas ou qui en ignore même l’existence.

Les responsables du site Web affirment « rendre le droit accessible gratuitement sur Internet ». Or, une enquête menée par le Commissariat l’an dernier a révélé que Global24 générait des revenus grâce à des publicités payées et qu’il percevait des frais auprès des personnes désireuses de faire supprimer les renseignements personnels les concernant.

En fin de compte, nous avons conclu que les objectifs de Globe24h consistant à rendre accessibles les décisions des tribunaux canadiens au moyen d’une recherche par nom et à imposer des frais aux personnes qui demandaient la suppression de leurs renseignements personnels n’étaient pas des fins qu’une personne raisonnable jugerait acceptables dans les circonstances. Même si le public pouvait y avoir accès à la source dans des recueils judiciaires canadiens, cette information n’avait pas été rendue publique aux fins auxquelles Globe24h l’utilisait. De plus, le site Web n’avait pas obtenu le consentement des intéressés pour l’utiliser à des fins différentes.

Par conséquent, nous avons recommandé à Globe24 de supprimer de ses serveurs les décisions des tribunaux canadiens, qui renfermaient des renseignements personnels pouvant faire l’objet d’une recherche par nom. Malheureusement, les responsables du site ont refusé de mettre en œuvre cette recommandation. L’une des personnes qui avaient déposé une plainte auprès du Commissariat a depuis déposé devant la Cour fédérale un recours contre le site Web.

Alors que nous suivons de près l’évolution de la situation et examinons les prochaines mesures à prendre dans ce dossier, y compris les options en matière de poursuites judiciaires, nous avons pris d’autres mesures pratiques dans le cadre d’efforts déployés parallèlement pour atténuer le préjudice que pourraient subir des personnes. Nous avons communiqué avec les principaux moteurs de recherche pour leur demander de supprimer de leur plein gré les liens menant au site Web Globe24h ou de réduire la prépondérance de l’entreprise dans les résultats de recherche et obtenons enfin des résultats à ce chapitre.

L’amélioration de l’accès en ligne aux décisions des tribunaux dans l’esprit de la « transparence judiciaire » est certes un objectif louable. Toutefois, l’enquête sur Globe24 a mis en évidence de nouveaux risques d’atteinte à la vie privée inconcevables lorsque le principe de la transparence judiciaire a été formulé à l’origine. Il est plus important que jamais de choisir « judicieusement » le niveau de détails à indiquer dans les décisions judiciaires pour respecter les valeurs importantes sur lesquelles repose ce principe sans aller au-delà de ce qui est nécessaire. Et il n’a jamais été aussi important que maintenant de mettre en place des mesures de sécurité technologiques pour protéger les décisions judiciaires accessibles en ligne contre les utilisations abusives qui ont toujours été contraires à l’intention du principe de transparence judiciaire.

La Loi sur la protection des renseignements personnels fédérale et son champ d’application

Contrairement aux tribunaux judiciaires, les tribunaux administratifs fédéraux sont assujettis à la Loi sur la protection des renseignements personnels. L’article 8 de cette loi interdit à une institution fédérale de communiquer les renseignements personnels qui relèvent d’elle sans le consentement de la personne concernée, sous réserve de certaines exceptions, par exemple si l’institution a l’autorisation expresse de le faire, si le public a déjà accès aux renseignements en question ou si leur communication serait dans l’intérêt du public.

Il arrive souvent que des décideurs administratifs publient sur Internet les motifs d’une décision. Cette pratique est parfois justifiée en tant que prolongement logique de leur loi habilitante, qui les rend maîtres de leurs procédures et les oblige à tenir des audiences publiques ou à communiquer leurs décisions aux parties. Dans certains cas, la publication des décisions confère au tribunal administratif une fonction et une nature quasi judiciaires.

Il n’en reste pas moins que les décisions des organes administratifs et quasi judiciaires renferment souvent beaucoup plus de renseignements sensibles que les décisions des cours d’appel de niveau supérieur — notamment des précisions comme l’adresse personnelle, le lieu et la date de naissance, le numéro de téléphone, le salaire, l’état de santé physique et mentale, les difficultés financières et sociales ou une description détaillée d’un accident, d’un différend avec des patrons et des allégations d’acte répréhensible en milieu de travail.

Puisque le législateur a assujetti les tribunaux administratifs fédéraux à des obligations en application de la législation fédérale sur la protection des renseignements personnels, ces tribunaux doivent définir leurs obligations de transparence en conséquence et réexaminer leurs pratiques en fonction de l’évolution rapide des technologies de l’information. Souvent, on n’a pas besoin d’une foule de renseignements personnels pour rendre une décision équitable et transparente et promouvoir l’intégrité du système de justice. Certains tribunaux administratifs ont ajusté leurs pratiques en adoptant une politique et des mesures techniques pour dépersonnaliser les décisions affichées sur Internet et en limitant la recherche, par exemple grâce à un protocole d’exclusion des robots Web.

Tout cela montre que le principe de la transparence judiciaire et les obligations imposées aux tribunaux administratifs par la Loi sur la protection des renseignements personnels ne sont pas forcément incompatibles.

Recommandations du Commissariat

Pour donner une orientation aux organes administratifs assujettis à la Loi sur la protection des renseignements personnels, le Commissariat a publié, il y a quelques années, le document d’orientation intitulé Divulgation de renseignements personnels par voie électronique dans les décisions des tribunaux administratifs, qui est affiché sur notre site Web. Le document d’orientation reconnaît que plusieurs facteurs permettent de déterminer quels renseignements personnels sont communiqués par les tribunaux administratifs, y compris le libellé de leur loi habilitante respective.

Nous recommandons aux tribunaux administratifs :

  • de faire preuve de transparence en ce qui concerne leur politique de publication des décisions;
  • de transmettre leur politique aux parties et de prendre en compte leur propre loi habilitante ou les autres lois auxquelles ils sont assujettis;
  • de dépersonnaliser leurs décisions s’il y a lieu ou de les rédiger de façon à ne pas révéler de renseignements personnels sensibles non essentiels pour comprendre la décision ou le processus décisionnel;
  • d’utiliser un protocole d’exclusion des robots Web et de bloquer l’accès du public à l’option de recherche par nom.

Conclusion

Bien sûr, nous sommes conscients des préoccupations suscitées par la récente décision de la Cour d’appel fédérale au sujet de l'Office des transports du Canada concernant l’application du principe de la transparence judiciaire à un tribunal administratif et les obligations que lui impose la Loi sur la protection des renseignements personnels. Nous reviendrons sur ce dossier cet après-midi, mais j’aimerais maintenant souligner quelques points dignes de mention en ce qui a trait à cette décision.

Tout d’abord, il est important de se rappeler que cette cause ne portait pas sur la publication en ligne des décisions du tribunal. En fait, une personne demandait à avoir accès à une copie non expurgée de documents déposés auprès d’un tribunal dans une instance judiciaire.

Ensuite, selon la Cour d’appel fédérale, le principe de la transparence judiciaire s’applique à l’Office des transports du Canada (OTC) dans sa fonction de tribunal quasi judiciaire et son règlement précise clairement que l’OTC devrait « verse[r] dans ses archives publiques les documents concernant une instance qui sont déposés ».

Enfin,  les règles de procédure du tribunal autorisent explicitement les parties à demander une ordonnance de traitement confidentiel, ce qu’aucune d’entre elles ne s’est prévalue en l’espèce. La Cour a déclaré que les documents réclamés par le demandeur avaient été versés aux registres publics de l’OTC conformément aux règles de l’organisme et qu’il s’agissait par conséquent de « renseignements auxquels le public a accès » au sens de la Loi sur la protection des renseignements personnels. L’interdiction de communication ne s’appliquait donc pas et l’OTC a reçu l’ordre de communiquer les documents non expurgés.

Malgré les particularités de cette décision s’appliquant à l’OTC, le Commissariat continue d’encourager de façon générale, les tribunaux administratifs, qui ont chacun leurs propres règles, pouvoirs et responsabilités, à adopter une politique permettant de respecter non seulement le principe de la transparence judiciaire et les dispositions spécifiques de leur loi habilitante, mais aussi leurs obligations en matière de protection de la vie privée découlant de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Nous estimons qu’une approche nuancée, comme le recommande notre document d’orientation, constitue une première étape pertinente.

Merci.

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