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Les renseignements électroniques devraient-ils être considérés comme un motif illicite?

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Préparé pour le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada par Avner Levin

AVERTISSEMENT : Les opinions exprimées dans ce rapport sont celles de l’auteur et non celles du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada.


Introduction

La prolifération des renseignements sous forme numérique entraîne des changements sociaux difficiles à prévoir, et encore plus à réglementer. Il y a dix ans, les piliers contemporains de l’interaction sociale en ligne n’existaient même pas. Bien que la liste des innovations technologiques et des répercussions de celles-ci sur les renseignements personnels s’allonge de plus en plus, j’aimerais, dans ce court document, me concentrer sur le changement social qui s’est produit et qui continue de s’opérer en ligne et hors ligne, et sur la façon dont pourraient être contrés les changements qui érodent la protection de la vie privée.

Changements sociaux et risques connexes

La durabilité et la disponibilité croissantes des renseignements personnels que permet la technologie moderne provoque le changement de nos normes sociales sur le traitement « approprié » des renseignementsNote de bas de page 1et, fort probablement, la disparition de toutes les mesures de protection juridique dont bénéficient actuellement les renseignements personnels. Les lois canadiennes sur la protection des renseignements personnels, édictées en fonction des bases de données et des ordinateurs centraux, ne permettent pas de protéger la vie privée des personnes au même rythme que ce concept évolue sous nos yeux.

À mesure qu’ils se multiplient en ligne, les renseignements personnels sont de plus en plus traités à des fins commerciales ou gouvernementales, mais peuvent aussi être utilisés comme preuves dans le cadre de poursuites ou comme fondement pour la prise de décisions d’embauche, lors de procédures disciplinaires en milieu de travail et pour la prise de décisions d’admission dans les établissements d’enseignement, en plus de faire généralement partie intégrante des moments cruciaux que nous traversons au cours de notre vie. C’est le cas tout particulièrement pour les générations d’enfants et de jeunes adultes qui grandissent avec un dossier numérique qui les accompagnera toute leur vie.

À l’heure actuelle, on n’accorde que très peu d’importance à l’origine de l’information servant de fondement pour la prise d’une décision. Lors de poursuites, par exemple, les tribunaux ont rejeté l’argument voulant que les renseignements figurant sur des réseaux sociaux soient privés et qu’ils ne doivent pas être communiqués. Au contraire, les tribunaux ne tiennent pas compte du fait que la protection de la vie privée en ligne est contextuelle et propre à chaque réseau.Note de bas de page 2 et considèrent comme publics les renseignements partagés avec un groupe d’amis en ligne, si bien que le nombre d’amis est souvent cité à l’appui. Lors de procédures disciplinaires en milieu de travail, les arbitres ont appliqué la même approche que celle des tribunaux, en déclarant que les publications sur Facebook sont publiques et peuvent être utilisées par les employeurs, puisqu’elles étaient accessibles à un certain nombre de personnes,Note de bas de page 3 et ce, en dépit des recherches empiriques qui ont démontré la façon dont notre notion du respect de la vie privée en ligne (appelée la confidentialité des réseaux) s’appuie non seulement sur le nombre de personnes ayant accès à nos renseignements personnels, mais également sur l’identité de ces personnes.Note de bas de page 4

Parallèlement, certaines histoires ayant porté préjudice à des personnes dans la vie réelle en raison de leurs activités en ligne ont suscité un intérêt médiatique et public incroyable. Le cas de l’étudiant de Ryerson, qui a été puni pour son groupe d’étude sur Facebook, est un exemple notable au Canada.Note de bas de page 5Dans certains cas récents aux États-Unis, des universités et des employeurs ont puni des étudiants et des employés en se fondant sur des renseignements électroniques tels que des blogues, des clips et des publications sur des réseaux sociaux. Une étudiante d’un collège d’enseignement a été privée de son diplôme d’enseignante après avoir publié une photo qu’elle avait intitulée « Pirate soûle » [traduction] sur sa page MySpace.Note de bas de page 6 Une serveuse a perdu son emploi après avoir traité un client de « radin » [traduction] dans une tirade en ligne sur Facebook.Note de bas de page 7Un stagiaire dans une banque a perdu son emploi après s’être fait prendre à mentir. Il avait en effet dit à ses patrons qu’il devait s’absenter en raison d’un imprévu à la maison et s’est affiché sur Facebook dans un déguisement de fée à une fête costumée.Note de bas de page 8 Deux employés de Domino Pizza ont été renvoyés après avoir publié un vidéoclip sur YouTube les montrant en train de préparer des sandwiches au travail pendant qu’un d’entre eux mettait du fromage dans son nez.Note de bas de page 9 Les employeurs cherchent également de l’information sur des candidats au moyen de moteurs de recherche, de courtiers en données et d’amis d’amis, et demandent aux candidats de fournir leur mot de passe pour accéder à leur profil de réseautage social.Note de bas de page 10

Le public est donc très bien informé au sujet des préjudices que peuvent causer les renseignements électroniques. En effet, les personnes affectées par de telles utilisations des renseignements électroniques affirment que leur droit à la vie privée n’a pas été respecté. Cependant, dans ce cas précis, « vie privée » renvoie davantage à la confidentialité des réseaux ou à la nature contextuelle du respect de la vie privée qu’à la protection des renseignements personnels. Le régime de réglementation canadien actuel ne considère pas la confidentialité des réseaux comme une forme de protection des renseignements personnels régie par les lois en vigueur,Note de bas de page 11 et, par conséquent, la mesure dans laquelle les Canadiennes et les Canadiens savent qu’ils peuvent déposer une plainte au Commissariat à la protection de la vie privée (le Commissariat) ou aux commissariats provinciaux n’est pas claire. Toujours est-il que le Commissariat traite de questions relatives à la protection de la vie privée en ligne et aux préjudices éventuels pouvant en découler dans le cadre de son mandat de sensibilisation et d’engagement, et qu’il est encore possible d’accroître les activités du Commissariat dans ce secteur.

Tentatives d’atténuation

Plusieurs mesures continues ont été prises afin d’atténuer les effets des risques posés par les renseignements électroniques. Un des principes directeurs était axé sur la création de nouveaux droits en matière de renseignements électroniques, dérivés du droit fondamental à la dignité et de l’instrument de base pour la protection des données, à savoir le contrôle. Jusqu’à maintenant, les mesures prises pour atténuer l’impact des renseignements électroniques intègrent des suggestions européennes telles que le droit de suppression et le droit d’être oublié.Note de bas de page 12 Bien qu’il s’agisse de propositions tout à fait notables, ces dernières font face à des intérêts sociaux divergents qui ont entraîné la demande d’une prolongation de la période de conservation des données.Note de bas de page 13

D’autres ont demandé que soit officialisée l’utilisation des renseignements électroniques. À la différence du processus officiel de découverte de preuves préalable aux poursuites, le traitement des renseignements électroniques par les employeurs est souvent effectué de façon informelle, indépendamment du processus officiel d’évaluation du candidat. Par conséquent, cette pratique désavantage non seulement les jeunes candidats dont le dossier numérique est possiblement plus substantiel, mais également les candidats qui seraient autrement protégés contre la discrimination en vertu des lois sur les droits de la personne. Il en est de même pour la collecte et l’utilisation de ces renseignements dans la prise de décisions d’admission par les universités et les écoles privées ; ces pratiques informelles peuvent porter davantage préjudice aux membres des groupes que nous souhaitons protéger en tant que société.

L’officialisation de ces processus éliminera peut-être les décisions prises en violation des lois sur les droits de la personne, mais ne fera pas grand-chose pour réduire le préjudice plus important causé par les décideurs qui fondent leurs décisions sur des renseignements personnels obtenus dans divers contextes et sans le consentement des personnes. Pour lutter contre ces problèmes, on a déjà demandé que soient appliquées des normes d’équité et de transparence d’origine législative à l’égard de la vérification des références au moyen des médias sociaux et de l’évaluation du comportement en dehors des heures de travail.Note de bas de page 14Aux États-Unis, par exemple, les demandes des employeurs en vue d’accéder à des sites protégés par un mot de passe peuvent être considérées comme coercitives dans certaines circonstances.Note de bas de page 15 Il s’agit également d’exemples dignes de mention, mais qui, selon moi, manquent de précision, car ils ne traitent pas complètement de l’omniprésence des renseignements électroniques.

Vu cette omniprésence croissante, il peut être impossible d’interrompre le processus de diffusion de l’information ou de revenir en arrière une fois que ce dernier est amorcé — en raison des intérêts gouvernementaux et commerciaux, mais également de nos intérêts sociaux à l’égard de l’échange et de la diffusion de renseignements que les autres veulent tenir secrets. Si tel est le cas, il serait plus facile d’assurer la protection de la vie privée dans l’avenir grâce à des mesures qui restreignent les actions en fonction des renseignements électroniques et non seulement par des règlements régissant leur traitement.

Motif illicite

Pour assurer une protection importante contre les effets des renseignements électroniques, il est nécessaire de restreindre les fins auxquelles ces renseignements peuvent être traités. Compte tenu de la prolifération des renseignements électroniques, il est pratiquement préférable, mais peut-être pas du point de vue normatif, de fonder cette protection sur des règlements officiels. Lorsque nous traitons de l’information et que nous prenons ou subissons des décisions ayant un impact sur notre vie et celle des autres, nous devons prendre en considération non seulement le contenu des renseignements mais également, et surtout, leur forme.

Le modèle du motif illicite est une approche reconnue pour limiter les actions en fonction des renseignements accessibles au public. La population canadienne n’a pas le droit d’agir contre des personnes en se fondant sur les motifs illicites figurant sur la liste dressée dans nos codes fédéraux et provinciaux des droits de la personne.Note de bas de page 16 Il s’agit de motifs de fond en vertu desquels la discrimination est interdite, comme le sexe, la couleur ou la religion d’une personne. Toute personne a le droit à ce qu’aucune décision fondée sur un motif illicite ne soit prise contre elle.

Dans le présent document, l’importance du modèle du motif illicite réside dans le fait que les renseignements sont connus et accessibles — c’est l’institution de toute action à cet égard qui est interdite. Si nous acceptons telle quelle la proposition visant à mettre les renseignements électroniques à la disposition des employeurs, des établissements d’enseignement et d’autres membres de la société, nous devons envisager une proposition qui limitera les actions de ces membres en fonction des renseignements électroniques. Une telle proposition devrait avoir pour but de contrer les impacts négatifs des renseignements électroniques en tant que renseignements électroniques, soit les impacts attribuables à la forme et non au fond. La capacité des renseignements électroniques de brouiller les limites et de provoquer l’effondrement des contextes constitue la plus grande préoccupation chez les personnes, soit ce qui fait que l’information que nous prenons le soin de séparer pour des cercles sociaux respectifs (tels que notre employeur, notre famille et nos amis de l’école secondaire) fuit au-delà des limites établies de manière permanente et est rendue facile d’accès et largement diffusée, risquant, par le fait même, de nous porter préjudice.

Par conséquent, je propose de limiter l’action en fonction des renseignements électroniques pour que les personnes soient protégées dans les cas où l’information obtenue en ligne ne porte pas préjudice aux autres membres de la société et qu’elle leur révèle simplement certains aspects de la vie privée d’une personne. En revanche, les activités criminelles, contraires à l’éthique et véritablement préjudiciables ne seront pas protégées, même si l’on établit la preuve qu’elles se sont déroulées exclusivement en ligne. Il serait possible d’améliorer la proposition en envisageant l’ajout des règles de procédure supplémentaires suivantes :

  • Les personnes sont protégées de toute action contre elles fondée sur leurs renseignements électroniques, à moins que lesdits renseignements révèlent une conduite criminelle ou contraire à l’éthique ou qu’ils aient porté un préjudice considérable.
  • Les personnes ont le droit de réfuter tout renseignement électronique utilisé contre elles.
  • Tout renseignement électronique doit être appuyé par des renseignements hors ligne s’il est utilisé contre une personne.

De cette manière, les renseignements électroniques seraient associés à un motif illicite, et il serait généralement interdit d’intenter une action fondée sur ceux-ci ou il faudrait démontrer par des renseignements supplémentaires à l’appui provenant d’autres sources que l’action est fondée sur d’autres motifs de fond. Pour illustrer la façon dont cette restriction s’appliquerait, passons en revue les exemples susmentionnés de cas en milieu de travail comme si l’interdiction proposée était en place.

À mesure que d’autres détails sur le cas de la future enseignante déguisée en pirate soûle ont été connus, il est devenu clair qu’elle n’avait pas été punie uniquement en fonction de renseignements électroniques.Note de bas de page 17Son collège a fourni d’autres preuves de son faible niveau de professionnalisme. En vertu de la présente proposition, elle n’obtiendrait donc pas son diplôme et ne pourrait pas se lancer dans une carrière d’enseignante. Par contre, la serveuse de la pizzéria a été renvoyée exclusivement en fonction de sa tirade sur Facebook.Note de bas de page 18Selon la présente proposition, son employeur serait tenu de fournir des renseignements supplémentaires à l’appui de son congédiement, à défaut de quoi la serveuse conserverait son emploi. Plusieurs facteurs iraient à l’encontre de l’employeur dans le cadre de ce scénario : la serveuse avait de fortes attentes concernant la confidentialité du réseau étant donné que sa publication était seulement accessible à ses amis Facebook (l’un d’entre eux l’a manifestement transmise à son employeur); son rendement au travail n’était pas mis en question, et son employeur n’a subi aucun dommage financier.

Le scénario du stagiaire de la banque est un bon exemple d’une situation où il serait possible d’intenter une action fondée sur des renseignements électroniques.Note de bas de page 19 Même si le stagiaire s’attendait à ce que la confidentialité soit respectée sur le réseau, puisqu’il avait publié sa photo sur Facebook pour ses amis (un d’entre eux l’a envoyée à la direction), il se verrait accorder par son employeur l’occasion de réfuter les soupçons de mensonge pesant sur lui. Il serait possible d’engager une action s’il ne réussissait pas vraisemblablement à réfuter la véracité de la preuve électronique. De même, les employés de la pizzéria, qui ont mis en danger la santé de leurs clients et immortalisé leurs actions sur YouTube, auraient la possibilité de réfuter la preuve et seraient probablement punis ensuite.Note de bas de page 20

À première vue, cela semble logique : nous ne voulons pas protéger des personnes impliquées dans des affaires criminelles, nous sommes disposés à reconnaître que les renseignements électroniques ne constituent parfois qu’une infime partie de la réalité hors ligne, et nous ne souhaitons pas porter préjudice aux personnes seulement parce que leurs renseignements ont été rendus accessibles dans divers contextes et au-delà des limites prévues par l’entremise des médias en ligne.

Dernières réflexions et prochaines étapes

La proposition présentée ci-dessus visant à faire des renseignements électroniques un motif illicite peut sembler ambitieuse pour certains et doit être peaufinée. Si elle est approuvée et adoptée, elle entraînera une modification importante du cadre réglementaire de la protection des renseignements personnels au Canada. Les renseignements électroniques seraient protégés même s’ils ne correspondent pas à la définition traditionnelle de « renseignement personnel », dont la confidentialité doit être respectée, et les actions fondées sur des renseignements électroniques seraient systématiquement interdites. Compte tenu de l’érosion que subit notre vie privée dans un monde de plus en plus numérique et aux connexions de plus en plus nombreuses, j’espère que la proposition sera examinée consciencieusement par le Commissariat à la protection de la vie privée.

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