La protection de la vie privée dans les pays en voie de développement
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Dr. Gus Hosein
Agrégé supérieur de recherche invité à la London School of Economics and Political Science
Ce rapport a été commandé par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada
Septembre 2011
Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans ce rapport sont celles de l'auteur. Elles ne reflètent pas nécessairement celles du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada.
Remerciements
J’aimerais remercier Aaron Martin de son soutien à la recherche pour ce document ainsi que Laurent Elder, du Centre de recherches pour le développement international, pour ses révisions et son soutien. J’aimerais également remercier Maria Yalamova pour son aide essentielle à la recherche ainsi que David Banisar et Edgar Whitley pour leur apport constant en sources d’information utile, et Nicholas Pauro, qui a accompli le travail préliminaire. Le présent rapport repose en grande partie sur les commentaires de nos partenaires de recherche du projet PrivAsia, notamment AI Alegre, Shahzad Ahmad, Jehan Ara, Vickram Crishna, Nighat Dad, Kerina Francis, Nagarjuna G., Rajan Gandhi, Elonnai Hickok, Prashant lyengar, Ahmed Swapan Mahmud, Pirongrong Ramasoota, Phet Sayo, Dinesh Thapa et Nigel Waters. Je suis également reconnaissant envers Jeremy Gruber et à Helen Wallace, qui ont mené des recherches approfondies, et à Simon Davies, dont les idées sont toujours précieuses.
I. Introduction : Protection de la vie privée des cinq autres milliards d’habitants de la planète
La protection de la vie privée et la surveillance revêtent une importance grandissante dans les orientations stratégiques des pays en voie de développement. La présente étude décrira quelques-unes des principales initiatives à l’égard de ces enjeux, de même que l’accueil que leur réservent les pays en voie de développement.
Les mesures telles que les systèmes de biométrie, les banques de données génétiques et la surveillance des communications ont toutes déclenché une vague de débats parlementaires, de campagnes politiques, de processus juridiques et d’études techniques dans la dernière décennie. En effet, la mise en place de ces mesures provoque habituellement des débats démocratiques, qui donnent lieu à des activités de lobbying et de défense des droits. Les médias prennent conscience des enjeux et, à leur tour, ils sont à l’origine de campagnes de sensibilisation plus étoffées. Il s’ensuit que des lois sont modifiées, des systèmes de surveillance sont mis en œuvre, et les organismes de réglementation et autres supervisent le processus. Les tribunaux peuvent être appelés à rendre une décision sur la conformité aux dispositions constitutionnelles. Il s’agit d’un cycle politique idéal au sein d’une démocratie délibérative.
Toutefois, ce scénario idéal se reflète rarement dans la réalité. Même si nous pouvons observer, dans certains pays, des débats avancés et nuancés, la grande majorité des pays dans le monde n’ont pas encore amorcé ce débat en matière de protection de la vie privée. La compréhension de la technologie est peut-être plus limitée. Les groupes de défense des droits, les médias, les organismes de réglementation et les appareils judiciaires, là où ils sont en place, sont moins bien préparés pour s’engager dans des discussions complexes au sujet de politiques technologiques. Même les décideurs peuvent être incapables de composer avec la complexité du sujet.
C’est particulièrement le cas dans les pays en voie de développement. Ce n’est pas le manque de débat ni leur situation économique moins reluisante en tant que « pays en voie de développement » qui ont une incidence sur le taux d’adoption de politiques de surveillance. En fait, comme le démontrera le présent rapport, bon nombre de pays en voie de développement adoptent des systèmes de surveillance passablement plus perfectionnés qu’il n’en existe dans les pays industrialisés. Le taux d’adoption de ce type de politiques et technologies augmente de façon spectaculaire.
Grâce à l’examen de certaines pratiques exemplaires en matière de surveillance, le présent rapport mettra en évidence quelques-unes des dynamiques essentielles qui caractérisent les processus stratégiques en question. Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada sera peut-être en mesure de contribuer à bâtir la capacité relativement à ces questions à l’échelle mondiale. à son tour, le Commissariat aura peut-être l’occasion de tirer un enseignement de ces dynamiques qui pourrait servir à étayer nos propres processus stratégiques en tant que pays « industrialisé ». Un grand nombre des mesures stratégiques observées dans les pays en voie de développement et qui sont présentées ci-dessous constituent peut-être un avant-goût de ce qui nous attend.
Méthodologie
Le présent rapport est un résumé de la recherche approfondie que j’ai menée au cours des trois dernières années. Durant cette période, j’ai réalisé bon nombre d’examens et d’études en matière de protection de la vie privée dans des pays en voie de développement et dans des situations d’urgence. En voici quelques exemples :
- Coordonner un projet avec le Centre de recherches pour le développement international (CRDI)Note de bas de page 1 en matière de droit à la vie privée dans les pays en voie de développement de l’Asie. Le projet actuel, financé par le CRDI, regroupe des partenaires de huit économies asiatiques (Bangladesh, Hong Kong, Inde, Malaisie, Népal, Pakistan, Philippines et Thaïlande).Note de bas de page 2
- Conseiller le CRDI relativement à son approche liée aux systèmes de cybersanté dans les pays en voie de développement et les situations d’urgence, en soulignant les risques liés à la sécurité de l’information et à la protection des renseignements personnels du patient.Note de bas de page 3La recherche reposait sur des entrevues et des rencontres avec des professionnels de la santé et des experts de partout dans le monde, y compris Haïti, le Nigeria, le Pakistan, les Philippines, le Rwanda et l’Afrique du Sud.
- Conseiller le Rapporteur spécial des Nations Unies (ONU) sur la lutte contre le terrorisme et les droits de l’homme dans le cadre de son étude de 2010 sur les répercussions des politiques antiterroristes sur le droit à la vie privée dans le monde.Note de bas de page 4
- Agir en tant que conseiller externe auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) dans le cadre d’une évaluation de l’inscription biométrique des réfugiés et effectuer du travail sur place à Djibouti, en éthiopie, au Kenya et en Malaisie. Le projet a été financé en partie par le CRDI.
Le présent rapport repose également sur des données recueillies durant une longue période de suivi des développements sur la scène internationale dans le cadre de mon travail pour Privacy International. En collaboration avec mes collègues de la London School of Economics and Political Science, notamment Aaron Martin, qui a contribué à la recherche pour le présent rapport, nous avons effectué un suivi des percées sur les plans juridique, politique, technologique et en matière de recherche dans le monde.Note de bas de page 5
Les idées véhiculées dans le rapport sont également un reflet des conclusions émanant d’un atelier que j’ai dirigé aux Philippines pour des experts en matière de protection de la vie privée provenant d’économies en développement de l’Asie. J’ai demandé aux participants originaires de dix pays de la région de m’expliquer les liens entre la protection de la vie privée et le développement ainsi que les défis qui s’y rattachent. Leurs réponses ont nourri le présent rapport, et elles ont été d’une grande utilité au moment de formuler les idées présentées ci-dessous.
II. Droits de la personne, protection de la vie privée et développement
Au moment où la surveillance prend de plus en plus d’importance dans les orientations stratégiques des pays en voie de développement, la mise en valeur de la protection de la vie privée et des droits de la personne fait face à des obstacles de taille.
L’élaboration de politiques en matière de surveillance et de protection de la vie privée repousse déjà les limites de la démocratie délibérative et du débat. La « sécurité nationale » et la « lutte contre le terrorisme » font partie d’une myriade d’arguments invoqués au sujet des politiques sur la protection de la vie privée et la surveillance, car elles s’opposent aux préoccupations en matière d’efficacité, d’impact sur les libertés individuelles, de répercussions sur les stratégies économiques et les modèles de gestion ainsi que de protection du consommateur. De son côté, la technologie contribue et nuit à la fois à ces arguments alors que nous tentons de comprendre ce qui est possible, efficient, légal et justifié.
Nous n’avons commencé que récemment à tenir compte des droits dans nos débats sur les politiques. Par conséquent, dans les dernières années, il y a eu bon nombre de débats et de délibérations sur certaines politiques de surveillance. En voici quelques exemples :
- la biométrie et les banques de données génétiques au Royaume-Uni ont entraîné des problèmes qui sont devenus des enjeux clés d’ordre constitutionnel, politique et électoral;Note de bas de page 6
- la conservation de données de communication en Allemagne a, pendant plusieurs années, suscité la controverse, entraîné des poursuites impliquant plus de 34 000 plaignantsNote de bas de page 7ainsi que des manifestations;Note de bas de page 8
- l’accès légal aux réseaux de communications au Canada n’a été mis en place qu’après plusieurs années en raison de l’incertitude politique;
- les compteurs intelligents aux Pays-Bas ont fait face à une importante résistance, et les politiques ont dû être modifiées;Note de bas de page 9
- les pouvoirs des organes de sécurité aux états-Unis font encore l’objet de remises en question dans les tribunaux,Note de bas de page 10
Les résultats n’ont pas toujours favorisé la protection de la vie privée, mais le processus traditionnel d’élaboration des politiques a été utilisé dans son intégralité : débats parlementaires, recherches en politiques, campagnes médiatiques, lobbying et autres activités menées par toutes les parties dans le cadre des débats, des procès et des appels. Nous pouvons parler de « droit » à la vie privée et exiger que toute atteinte à ce droit soit conforme aux conventions internationales et aux constitutions nationales.
Pour que de telles délibérations aient lieu, des conditions essentielles doivent être réunies. Les droits constitutionnels ainsi que les obligations en vertu d’un traité international sont essentiels si l’on veut interjeter appel devant le système judiciaire. Les lois et les règlements sont nécessaires à divers moments clés dans les processus législatifs. Une société civile active et ingénieuse est souvent requise pour attirer l’attention des organismes de réglementation et des organismes judiciaires, et leur présenter des cas à traiter. Les médias indépendants et intéressés qui sont prêts à remettre en question le pouvoir de l’état ainsi que la sécurité nationale peuvent servir de tribunes où l’on demande aux autorités de rendre des comptes.
Dans le domaine de la protection de la vie privée, ces conditions ne se retrouvent que dans certains pays. Bon nombre de pays, si ce n’est la plupart, ont des obligations en vertu de traités internationaux ainsi que des articles constitutionnels, mais sont souvent dépourvus des institutions clés comme une société civile disposant de bonnes ressources, une autorité chargée de la réglementation, un système judiciaire indépendant ainsi que des médias actifs et informés. Même si un nombre croissant de pays en voie de développement adoptent des lois en matière de protection des données, il leur manque souvent la capacité de réglementer.
L’absence de ressources et d’institutions appropriées peut mener à la conclusion que les pays en voie de développement ne s’intéressent pas activement à la protection de la vie privée. Même l’émergence de lois nationales en matière de protection des données est perçue par les critiques comme une tentative de la part du gouvernement d’un pays en voie de développement d’attirer des investissements de l’Europe, et non pas comme une initiative nationale fondée sur l’urgence et le besoin.
Ce genre de critique n’est pas différent de celui qui se dégage des débats au sujet du développement et des droits de la personne.Note de bas de page 11Lorsqu’ils portent expressément sur la protection de la vie privée, les débats touchent des questions comme : les préoccupations concernant l’universalité et la sensibilisation aux réalités culturelles, la priorité accordée aux droits de la personne plutôt qu’au développement, et la question de savoir si la protection de la vie privée est uniquement une préoccupation pour les économies technologiquement avancées et fondées sur la consommation.
« Droit universel » ou « impérialisme culturel »?
Les promoteurs des droits de la personne sont souvent représentés comme des universalistes qui ne tiennent pas compte des cultures locales. Les opposants à l’universalisme sont d’avis que certaines cultures n’accordent que peu d’importance aux droits individuels et donnent la priorité aux droits de la communauté ou du groupe. Par conséquent, les droits de la personne sont des concepts étrangers que l’on impose à certaines nations et cultures rébarbatives.
Les promoteurs des droits de la personne affirment que ce n’est pas du tout le cas : l’inviolabilité du droit d’une personne à la liberté et à la dignité est au cœur de la condition humaine. De plus, chaque pays dans le monde a ratifié au moins un des sept traités principaux relatifs aux droits de la personne de l’ONU. Selon les universalistes, les arguments axés sur la « culture » sont souvent des excuses pour bloquer le changement. La culture n’est ni immuable, ni sacro-sainte, et par conséquent, elle ne peut être, de par sa nature, incapable de tenir compte de nouvelles idées. Les universalistes reconnaissent toutefois que la culture peut avoir des répercussions sur l’application pratique des droits de la personne.
L’argument culturel est souvent utilisé pour entraver l’application de règlements en matière de protection de la vie privée : la vie privée est une valeur occidentale, étrangère à nombre de pays et de cultures. Les relativistes culturels affirment que bon nombre de pays et de cultures peuvent décider de mettre de côté les droits de la personne en faveur des droits collectifs, des besoins du public et de l’état. Les normes internationales relatives aux droits de la personne ne devraient pas miner la capacité d’une société donnée de choisir comment et quand des atteintes au « droit » à la vie privée peuvent se produire. Après tout, là où le public a une grande confiance en l’état ou les forces du marché, pourquoi des paramètres stricts devraient-ils être imposés par des pays étrangers?
Presque toutes les déclarations internationales sur les droits comprennent des mesures explicites de protection de la de vie privée. L’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 énonce le droit d’être libre d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, son domicile ou sa correspondance. Des termes semblables sont enchâssés dans l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, l’article 14 de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et leur famille (ONU) et dans l’article 16 de la Convention relative aux droits de l’enfant (ONU). Un certain nombre de chartes et conventions régionales sur les droits de la personne reconnaissent la protection de la vie privée, y compris l’article 10 de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, l’article 11 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, l’article 4 de la déclaration des principes de la liberté d’expression de l’Union africaine, l’article 5 de la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme, l’article 21 de la Charte arabe des droits de l’homme et l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Le simple fait de ratifier un traité international ne signifie pas nécessairement que l’ensemble d’une nation soit en accord avec tous les droits qui s’y rattachent. Un engagement national en ce sens peut être mieux reflété dans sa constitution. Dans certains pays, le droit à la vie privée est associé au droit de ne pas être soumis à des fouilles et à des saisies abusives ainsi qu’aux droits à la liberté d’expression et à un procès équitable. Dans d’autres pays, le droit à la vie privée compte au nombre des valeurs religieuses.Note de bas de page 12 La protection de la vie privée est également considérée comme l’une des responsabilités principales du gouvernement, qui consiste à protéger la dignité humaine et le droit à la personnalité. Dans nos examens des percées en matière de protection de la vie privée dans le monde,Note de bas de page 13nous avons conclu qu’à l’extérieur de l’« Occident »,Note de bas de page 14la vie privée est un concept répandu dans les déclarations constitutionnelles :
- Des déclarations explicites en matière de droit à la vie privée, à la protection contre des fouilles et des saisies injustifiées et de surveillance des communications se présentent sous une forme ou une autre dans la constitution de pays aussi diversifiés que l’Angola, l’Algérie, l’Argentine, le Bangladesh, la Bolivie, le Brésil, le Cameroun, la République du Cap-Vert, la République centrafricaine, le Tchad, le Chili, la Chine, la Colombie, les Comores, la République du Congo, le Costa Rica, Djibouti, la République dominicaine, l’Équateur, le Salvador, l’Égypte (ancienne et nouvelle constitutions), la Guinée équatoriale, l’Érythrée, l’Éthiopie, la Gambie, le Ghana, le Guatemala, la Guinée-Bissau, la Jordanie, le Kenya, la Mongolie, le Pakistan, les Philippines, le Pérou, le Paraguay, la Russie, l’Afrique du Sud, la Corée du Sud, Taïwan, la Thaïlande, la Turquie, l’Ouganda, les Émirats arabes unis, le Venezuela et le Zimbabwe.Note de bas de page 15
- Les nouvelles constitutions font presque toujours état du droit à la vie privée : la nouvelle constitution de l’Irak comprend le droit à la vie privée,Note de bas de page 16et nous travaillons avec des groupes au Népal afin de nous assurer que le droit à la vie privée est prévu dans leur nouvelle constitution (dont l’élaboration sera terminée cette année)Note de bas de page 17.
- Même lorsqu’un droit à la vie privée n’est pas énuméré expressément ou est limité à un seul élément (c.-à-d. « fouille et saisie » dans la Constitution des États-Unis, ou « liberté » dans la Constitution de l’Allemagne), les tribunaux du monde entier créent une jurisprudence en matière de droit à la vie privée. Ils lient souvent le droit à la vie privée aux éléments constitutionnels fondamentaux de « liberté et dignité » ou estiment que ce droit est contenu implicitement dans d’autres droits. Cette pratique est apparue dans des pays non occidentaux aussi différents que l’Inde,Note de bas de page 18 le Japon,Note de bas de page 19 et l'Uruguay.Note de bas de page 20
- Dans certains pays, par exemple la MalaisieNote de bas de page 21 et le Singapour,Note de bas de page 22 il n’est fait aucune mention du concept de droit à la vie privée dans leur constitution ou dans leur jurisprudence.
Évidemment, le respect de la vie privée peut varier énormément, et son application peut être inégale. Par contre, le droit à la vie privée n’est pas essentiellement étranger à ces cultures, ou du moins à leurs systèmes politiques et juridiques.
Le « développement » par rapport aux « droits de la personne » et à la « protection de la vie privée »
Une critique récurrente dans le discours sur le développement en matière de « droits de la personne » est celle selon laquelle les droits de la personne, malgré l’importance qui devrait leur être accordée, ne tiennent pas une grande place dans la liste des priorités des pays en voie de développement. S’il en est ainsi, c’est parce que les pays en voie de développement doivent consacrer leurs ressources limitées à la construction d’infrastructures de base et à l’accessibilité aux services essentiels. En ce sens, les pays en voie de développement ont des sujets de préoccupation bien plus importants que les droits de la personne.
Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDC), le développement et les droits de la personne sont interdépendants, du fait que tous deux visent la promotion du bien-être et de la liberté, fondés sur la dignité et l’égalité inhérentes de tous.
« Les droits de l’homme et le développement humain ont des préoccupations qui ont en commun la volonté d’obtenir les résultats nécessaires à l’amélioration de la vie des gens, mais aussi d’instaurer de meilleurs mécanismes. […] Lorsque les droits de l’homme ne sont pas respectés, il faut analyser les responsabilités des différents acteurs. Le fait de pouvoir situer les responsables des défaillances au sein d’un système social élargit notablement le champ des revendications généralement associées à l’étude du développement humain. D’autre part, l’étude du développement humain aide à choisir des orientations nécessaires à la réalisation des droits de l’homme dans des situations particulières.»Note de bas de page 23
Souvent, il s’agit d’objectifs compatibles et même interdépendants. Le HCDC affirme que les droits de la personne sont essentiels à la bonne gouvernance et à l’efficacité du gouvernement.
Même en admettant que les droits de la personne et les pays en voie de développement ne s’excluent pas mutuellement, et après avoir dissipé les préoccupations en matière d’impérialisme culturel, il se peut que subsiste cette idée selon laquelle la protection de la vie privée en soi ne mérite pas d’occuper une place prioritaire dans les orientations stratégiques. Les éléments essentiels du développement démocratique d’un pays sont la mise en place de systèmes démocratiques et juridiques fonctionnels, d’une administration gouvernementale efficace et de médias indépendants et ouverts sur le monde, entre autres choses. Même si certains affirment que nous devrions offrir des protections contre la torture et la détention sans procès, et peut-être même nous pencher sur la liberté d’expression et sur la transparence et la responsabilité du gouvernement, force est de constater que la protection de la vie privée ne figure pas en tête de liste des priorités et pourrait même compromettre ces autres nobles objectifs.
Nous ne devons pas faire abstraction des cas où le droit à la vie privée, les droits de la personne et les programmes de développement peuvent entrer en conflit. Que ce soit pour la prévention de la propagation du VIH ou pour l’enregistrement de grandes populations de réfugiés, il y aura inévitablement des situations où la collecte de renseignements sur des groupes et des personnes vulnérables sera nécessaire. Ce pourrait être vrai dans le cas de tout droit de la personne fondamental valide. Le processus de qualification exigerait alors que la responsabilité et les mesures de protection fassent partie de ces systèmes afin de réduire tout risque non nécessaire et disproportionné.
Le droit à la vie privée peut, en effet, être intégré aux structures de responsabilité en matière de développement et aux objectifs des droits de la personne. Ce n’est pas parce que des personnes vivent dans des pays en voie de développement qu’elles ignorent leurs propres besoins et attentes en matière de vie privée. Des systèmes d’enregistrement mis en place même avec les meilleures intentions peuvent être utilisés afin d’exclure des personnes de manière indue, ou pire, d’identifier des personnes ou des groupes pour des motifs indignes. L’utilisation de technologies servant à l’interception et à la surveillance par des gouvernements oppressifs en Afrique du Nord et au Moyen-Orient a démontré que les régimes qui recueillent de l’information pour la sécurité nationale d’un pays en voie de développement n’utilisent pas toujours ce pouvoir pour de bonnes raisons.
La protection de la vie privée : un enjeu exclusif aux économies avancées?
La critique de la protection de la vie privée considérée comme une préoccupation humaine mondiale fait valoir que la vie privée est un concept moderne s’appliquant uniquement aux contextes modernes, c’est-à-dire que les lacunes sur le plan de l’industrialisation ont peut-être pour effet de limiter l’importance accordée à la protection de la vie privée dans les pays en voie de développement. Par ricochet, sans développement, la protection de la vie privée n’est pas un besoin. L’argument qu’on avance ici, c’est que la protection de la vie privée est toujours tributaire de la technologie et que l’image que nous avons de nombreux pays en voie de développement, c’est qu’ils accusent beaucoup de retard dans le développement technologique. Si la protection de la vie privée est importante pour la « génération Facebook » de l’Occident, elle ne l’est pas pour les habitants de l’Afrique subsaharienne qui ont du mal à avoir accès à des livres dans des bibliothèques. De façon similaire, les lois qui limitent la surveillance des communications sont peut-être importantes mais, dans les sociétés où la plupart des gens n’ont pas accès à un ordinateur, le risque d’abus lié à la surveillance est faible.
Cette conception du monde ne reflète pas l’état actuel des choses. Les technologies de l'information et des communications prennent rapidement de l’envergure dans les pays en voie de développement. L’Union internationale des télécommunications (UIT), un organisme de l’ONU, a estimé que d’ici la fin de 2010, les pays en voie de développement seront responsables d’approximativement 45 % des abonnements à large bande sur la planète. Note de bas de page 24La pénétration des téléphones cellulaires dans le monde augmente toujours, et l’UIT a estimé qu’il y a plus de 5,3 milliards d’abonnements de téléphone cellulaire, y compris 940 millions d’abonnements 3G. De leur côté, les Facebook et les Google de ce monde prennent rapidement de l’expansion dans les pays en voie de développementNote de bas de page 25et créent souvent des interfaces précises visant à s’adapter à la qualité réduite des infrastructures dans certaines parties du monde.Note de bas de page 26
En raison de la disponibilité des fonds de développement étrangers, les gouvernements des pays en voie de développement déploient certaines des technologies les plus avancées et, dans certains cas, encore plus que dans les pays industrialisés. Comme le montrera la prochaine section, des usages avancés de dossiers médicaux électroniques, de la biométrie, de la génétique et de la surveillance des communications prennent de l’envergure dans les pays en voie de développement, et à des taux supérieurs à ceux des pays industrialisés.
Même s’il était vrai que les droits de la personne n’ont pas de valeur dans les pays où l’accent est mis sur les besoins fondamentaux, les pays en voie de développement aspirent en définitive au progrès humain. Autrement dit, pour ces nations et leurs habitants, le développement a pour objectif de promouvoir le bien-être et la liberté. Le processus du développement ainsi que la mise en place de droits de la personne visent tous deux à permettre aux personnes de choisir librement leurs conditions de vie. Par conséquent, nous espérons qu’un état en déroute finisse par devenir un pays en voie de développement, puis un pays industrialisé. Si l’objectif est de devenir au bout du compte un pays industrialisé, où des questions comme la détermination du cours de l’information ont une certaine valeur, alors nous devons nous demander pourquoi les partisans du développement feraient abstraction de ces questions à une étape préliminaire.
Un jour, ces pays posséderont les techniques et les technologies, et nous partageons un intérêt commun, soit le fait de nous assurer que leurs infrastructures sont solides et que les droits en font partie intégrante. Après tout, pourquoi la confidentialité des communications d’un Africain devrait-elle être moindre que celle d’un Nord-Américain ou d’un Européen? Compte tenu que bon nombre de ces pays ont des valeurs constitutionnelles liées à un monde analogique (p. ex. l’inviolabilité du « domicile »), il est important de s’assurer que ces valeurs s’appliquent au monde numérique (p. ex. protéger des données contenues dans le « nuage »)
Enseignements à tirer de la circulation transfrontalière des politiques
L’objectif de l’analyse précédente n’était pas nécessairement de promouvoir la protection de la vie privée comme une priorité des orientations stratégiques, mais plutôt de soulever des questions d’intérêt avant de présenter les données sur l’élaboration de politiques dans certains pays en voie de développement. Nous vous présenterons ci-dessous un résumé faisant état de l’augmentation de l’importance accordée, dans les orientations stratégiques, à la surveillance et à la protection de la vie privée.
Le monde est riche et diversifié. Même si nous souhaitons que certaines valeurs soient universelles, ce n’est pas nécessairement le cas dans la réalité. La pluralité des conceptualisations ne devrait pas être considérée comme un problème à résoudre, mais comme une occasion de mieux comprendre nos propres définitions, idées préconçues et hypothèses. Nous avons probablement beaucoup à apprendre d’autres cultures et contextes, car nos valeurs « occidentales » peuvent encore changer et se rapprocher des valeurs propres à d’autres régions.
Il peut s’agir d’un élément à la fois positif et négatif. Au cours des derniers mois, les chercheurs et les technologues ont révélé les outils de surveillance utilisés par les gouvernements d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient,Note de bas de page 27et ils ont constaté que ces technologies étaient non seulement semblables à celles qu’on trouve en Europe occidentale et en Amérique du Nord, mais qu’elles provenaient d’Europe occidentaleNote de bas de page 28et d’Amérique du Nord.Note de bas de page 29De même, on a découvert que la technologie utilisée par le gouvernement iranien pour surveiller le mouvement d’opposition était celle de Nokia Siemens, conçue pour répondre aux normes européennesNote de bas de page 30et conforme à la politique élaborée par les états-Unis dans les années 1990.Note de bas de page 31Par ailleurs, certains pays en voie de développement peuvent être des pionniers en matière de systèmes de surveillance, et nous avons peut-être beaucoup à apprendre sur la mise en pratique de ces politiques. Ces informations pourraient nous servir dans le cadre de l’élaboration de nos futures pratiques.
III. Orientations stratégiques
À bien des égards, les pays en voie de développement sont des leaders en ce qui concerne l’adoption et l’élaboration de nouvelles pratiques de surveillance. Les politiques rejetées en Occident sont reprises dans les pays en voie de développement.
Dans la présente section, nous vous présenterons quelques exemples de politiques provenant de pays en voie de développement. L’objectif n’est pas de fournir une liste exhaustive de toutes les politiques en matière de protection de la vie privée et de surveillance dans le monde, mais de voir, en examinant ces exemples, les dynamiques en jeu en matière de politiques. De cette manière, nous serons en mesure de mieux comprendre les défis à relever et les possibilités qui s’offrent dans le cadre de la collaboration avec les pays en voie de développement.
Systèmes d’identification nationaux
De nouveaux systèmes d’identification nationaux font leur apparition dans le monde en voie de développement. Les pièces d’identité en format papier sont graduellement remplacées par des systèmes fondés sur des technologies, des cartes et des passeports numériques utilisant des techniques de mise en œuvre avec ou sans contact, des bases de données volumineuses de renseignements personnels, ainsi que les nouvelles technologies « biométriques » comme les photos numériques, les empreintes digitales et les lectures de l’iris. Ces systèmes permettent aux gouvernements de mieux recenser et gérer la population, tout en mettant en place des moyens perfectionnés de surveillance et de classement social.Note de bas de page 32
Les orientations stratégiques qui ont présidé à l’adoption de ces nouveaux systèmes d’identification sont variées et nombreuses. Les systèmes de passeport font l’objet d’une mise à niveau faisant appel à la biométrie en raison des exigences imposées par les organes internationaux comme l’Organisation de l'aviation civile internationale, un organisme de l’ONU, même si ces exigences sont souvent mal comprises ou mal présentées.Note de bas de page 33Les gouvernements s’empressent également d’adopter les nouveaux systèmes d’identification en raison de leur volonté d’être perçus comme technologiquement « modernes ». Enregistrer des renseignements personnels sur les citoyens et fournir des numéros d’identification uniques s’inscrirait dans les mesures propres à la « bonne gouvernance » au XXIe siècle.
En vertu de ce concept de bonne gouvernance, le financement pour les programmes d’identification provient souvent de gouvernements occidentaux ou de donateurs internationaux, qui s’appuient sur le savoir-faire des multinationales. Par exemple :
- sous la direction d’Interpol, l’entreprise belge SEMLEX élabore un nouveau passeport biométrique pour la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), qui comprend le Cameroun, le Congo, la République centrafricaine, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad;Note de bas de page 34
- les gouvernements du LesothoNote de bas de page 35et du PakistanNote de bas de page 36reçoivent du financement du gouvernement américain afin de mettre en œuvre des systèmes d’identification;
- la société suisse Trüb procède à l’élaboration des nouveaux passeports biométriques de l’Azerbaïdjan;Note de bas de page 37
- le nouveau système d’identification électronique du Rwanda est en cours de conception par De La Rue,Note de bas de page 38dont la source de financement est inconnue;
- la Banque mondiale finance la nouvelle carte d’identification du Bangladesh en dépit des préoccupations concernant l’exclusion sociale;Note de bas de page 39
- le Programme des Nations Unies pour le développement finance les nouvelles cartes d’identification multifonctionnelles de la Zambie.Note de bas de page 40
Le financement de ces systèmes peut prendre d’intéressantes tangentes. L’autorité nationale sur les bases de données et l’enregistrement du Pakistan (NADRA) a signé un contrat afin d’aider le Nigeria à délivrer des cartes d’identification nationale informatiques.Note de bas de page 41Il s’agit d’une forme de transfert de technologie auquel se greffent des conséquences importantes en matière de surveillance et de vie privée, surtout si l’on considère les problèmes qu’a connu le Pakistan avec son propre système d’identité.Note de bas de page 42Pendant ce temps, le gouvernement japonais a offert de financer en totalité le système d’identification national de l’Ouganda, à condition que les Ougandais utilisent les technologies de sociétés japonaises et recueillent des renseignements détaillés sur les Ougandais, y compris les antécédents criminels, les renseignements bancaires et sur les électeurs. Le gouvernement ougandais a rejeté la proposition et a sélectionné une société allemande.Note de bas de page 43
Les gouvernements tiennent souvent à être perçus comme des leaders ou des innovateurs. L’Inde et le Mexique mettent en œuvre des programmes sans précédent en matière d’identité biométrique pour leur population nationale.
- L’objectif de l’Inde est de distribuer un numéro d’identification unique à tous les résidents du pays afin d’habiliter les pauvres à « entrer dans l’économie mondiale ». Cette initiative comprend la collecte des empreintes digitales, des lectures d’iris et des photos numériques auprès de tous les citoyens indiens. Le coût du système a été estimé à au moins 10 milliards de dollars pendant les cinq prochaines années.Note de bas de page 44En guise de réponse aux déclarations d’autres pays qui, comme le Royaume-Uni, ont dit renoncer à un tel projet, le gouvernement indien a répondu qu’il possédait l’expertise nécessaire à sa réalisation. Le gouvernement travaille de pair avec des entreprises de TI afin de construire l’infrastructure technique et a conclu des partenariats avec des institutions comme des banques, qui serviront de registraires pour le programme. Cependant, des critiques ont souligné que les autorités procèdent déjà à l’enregistrement de citoyens même si le programme n’a pas encore été autorisé par le Parlement indien.
- Le Mexique cherche à inscrire les jeunes dans le nouveau système d’identification du gouvernement.Note de bas de page 45 Il prévoit recueillir les lectures d’iris et les empreintes digitales de 25 millions de jeunes d’ici la fin de 2012.Note de bas de page 46 Le programme d’identification mexicain, en cours d’élaboration, est géré par Unisys, une multinationale qui œuvre dans le domaine de la technologie.Note de bas de page 47
Dans leurs discours publics, les deux gouvernements ont exprimé le désir d’être des leaders mondiaux dans ces technologies. Le problème, c’est qu’il s’agit de projets de grande envergure faisant appel à de nouvelles technologies. Les deux pays affirment que, malgré la complexité de ces systèmes, ils sont parfaitement en mesure d’en garantir la sécurité et d’en protéger l’intégrité.
Ces nouveaux systèmes d’identification sont souvent un moyen pour l’état de recueillir et de regrouper de grandes quantités de renseignements personnels sur les citoyens. Par exemple, le nouveau projet de carte d’identification électronique de l’Indonésie comprend la collecte de données personnelles approfondies, y compris l’état matrimonial, le groupe sanguin, le nom des parents, le statut professionnel, les handicaps physiques ou mentaux, les certificats de naissance et de divorce, le lieu et la date de naissance, les empreintes digitales biométriques ainsi qu’une photo.Note de bas de page 48Ces renseignements sont alors communiqués aux divers organes du gouvernement. En Mongolie, le nouveau projet d’identité nationale sera accessible aux représentants officiels de la commission électorale, du ministère responsable de l’impôt, ainsi que du bureau de recrutement militaire, de la police, des douanes, du registraire local et du bureau des passeports.Note de bas de page 49
Les systèmes d’identité nationale peuvent également être mis en œuvre par suite d’autres politiques gouvernementales, comme des initiatives d’inscription des électeurs, ou un système de soins de santé national. La Bolivie investit actuellement dans un système d’inscription biométrique des électeurs, en cours d’élaboration par Smartmatic et NEC.Note de bas de page 50Au Nigeria, le gouvernement effectue une collecte de photos et d’empreintes digitales de tous les électeurs afin de réduire la fraude électorale. Cependant, des doutes persistent au sujet de la capacité de ces technologies à régler les problèmes de corruption et de malfaisance systémiques.Note de bas de page 51La biométrie est également utilisée pour l’inscription des électeurs aux Philippines, où plus de 50 millions d’électeurs sont inscrits.Note de bas de page 52
Dans d’autres contextes, l’utilisation des technologies d’identification comme la biométrie est imposée par des armées étrangères afin de pouvoir déceler des éléments dangereux. Depuis le début du conflit militaire en Afghanistan et en Irak, les forces de la coalition ont recueilli diverses données biométriques sur des personnes de ces deux pays. Cependant, ces legs technologiques resteront en place après le retrait des forces qui, par le fait même, laisseront derrière elles une puissante capacité de surveillance.Note de bas de page 53
Surveillance des déplacements
Les gouvernements mettent en œuvre un nombre croissant de systèmes de collecte de données de grande envergure aux frontières. Le principal élément de cette pratique est la collecte des empreintes digitales des étrangers qui entrent au pays. Le gouvernement américain a été le premier à rendre obligatoire la prise d’empreintes digitales des visiteurs (un programme connu sous le nom de US-VISIT)Note de bas de page 54. Depuis, des pays industrialisés comme le Japon et la Corée lui ont emboîté le pas. Ces politiques et pratiques sont maintenant reprises par certains pays en voie de développement.
- La Malaisie mettra en œuvre sous peu son système national d’enregistrement et de surveillance des étrangers, qui effectuera la collecte des empreintes digitales de tous les étrangers qui entrent au pays et qui sera connecté au système d’immigration de la Malaisie ainsi qu’au système avancé de contrôle des passagers.Note de bas de page 55
- Depuis 2008, l’Équateur applique des propositions concernant le prélèvement des empreintes digitales des étrangers à leur entrée dans ce pays d’Amérique du Sud.Note de bas de page 56
- Le passeport du Mozambique coûte dix fois plus cher — 3 000 meticais ou 106 $ — depuis la mise en place des technologies de biométrie,Note de bas de page 57de sorte que les citoyens pauvres n’ont pas les moyens de se le procurer et que, selon certaines allégations, des personnes ont été forcées de migrer illégalement.Note de bas de page 58
- Le Ghana a annoncé qu’il prévoyait recueillir des données biométriques auprès de tous les migrants non inscrits des pays avoisinants, y compris les pasteurs foulanis.Note de bas de page 59
- Le Qatar a annoncé récemment qu’il allait prendre les empreintes digitales de tous les étrangers à leur entrée au pays, et leur faire subir un examen médical obligatoire.Note de bas de page 60Le gouvernement du Qatar a également fait part de son intention d’appliquer les lectures d’iris aux frontières,Note de bas de page 61dans la foulée de l’initiative de son voisin dans le Golfe, les émirats arabes unis. Les émirats arabes unis ont été le premier pays à mettre en œuvre un système biométrique de lecture d’iris à grande échelle à la frontière, selon lequel tous les étrangers qui détiennent des visas doivent faire l’objet d’une lecture de l’iris.Note de bas de page 62
Des scanners qui produisent des images du corps entier des passagers ont été récemment mis en place dans des aéroports de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Cette mesure a suscité de la controverse et des débats publics au sujet de l’efficacité ainsi que du caractère approprié et invasif des scanners. Les gouvernements de pays en voie de développement comme le Nigeria et l’Inde s’intéressent également à ces technologies, en dépit des controverses observées ailleurs. À la suite de l’attentat raté perpétré par un citoyen du Nigeria, qui avait caché des explosifs dans ses sous-vêtements et provoqué de l’affolement le jour de Noël, le Nigeria a adopté rapidement cette technologie. Des allégations ont été formulées concernant la mauvaise utilisation des scanners par les autorités responsables de la sécurité du Nigeria.Note de bas de page 63 Pendant ce temps, en Inde, il n’est pas certain que le gouvernement ira vraiment de l’avant avec son plan,Note de bas de page 64car ce dernier affirme qu’il faut tenir compte de certains éléments culturels délicats.Note de bas de page 65
Les gouvernements procèdent également à la collecte de grandes quantités de renseignements personnels sur des voyageurs grâce aux systèmes de compagnies aériennes et de réservation. La collecte de renseignements approfondis sur les passagers ainsi que les dossiers de noms de passagers sont désormais des pratiques répandues, et certaines entreprises comme la SITA, établie en Suisse, font la promotion de la collecte et de l’échange de cette information par l’entremise de leurs systèmes de TI.Note de bas de page 66Une fois ces données recueillies, il est probable que l’analyse et le précontrôle des passagers aux frontières et dans les aéroports suivront.
Surveillance des communications
La surveillance des communications se présente sous différentes formes, allant de l’interception en temps réel des communications, à des lois sur la conservation de données liées aux communications, en passant par des exigences d’identification comme la carte d’identification d’abonné (SIM)Note de bas de page 67et les politiques des cybercafés en matière d’identificationNote de bas de page 68. Comme nous l’avons vu dans le cas de l’Iran en 2009, où on a découvert que le gouvernement disposait de capacités de surveillance grâce à des entreprises européennesNote de bas de page 69, qui pouvaient ensuite servir à espionner les mouvements d’opposition, ces tendances à la surveillance ont des conséquences inquiétantes, particulièrement dans les pays en voie de développement où les entreprises de télécommunications sont des sociétés publiques ou contrôlées par l’état.
L’enregistrement de la carte SIM est sans conteste le type de surveillance des communications le plus répandu dans les pays en voie de développement. Les politiques exigent que les cartes SIM comportent des renseignements personnels sur l’utilisateur comme son nom, son numéro d’identification, son adresse domiciliaire et parfois des données biométriques comme les empreintes digitales. La mise en place généralisée des politiques d’enregistrement des cartes SIM pourrait peut-être sonner le glas des communications anonymes. Cependant, dans bon nombre d’endroits, ces politiques ont démontré leur inefficacité et, parfois, leur effet contreproductif. Dans certains pays, tel le Mexique, elles ont fait l’objet d’une résistance féroce de la part des citoyens.Note de bas de page 70
- Au Mozambique, où il y a plus de six millions d’utilisateurs de téléphones cellulaires, le gouvernement a récemment adopté une nouvelle loi qui interdit l’utilisation de cartes SIM non enregistrées. Cette politique a été mise en place à la suite d’un climat d’instabilité sociale dans la capitale du pays, attribuable au prix croissant de la nourriture et de l’eau. Cependant, le nombre de bureaux d’inscription pour les cartes SIM est limité, et les délais sont notoirement longs;Note de bas de page 71
- La tentative du Ghana d’imposer ses politiques d’enregistrement a entraîné la chute des ventes de cartes SIM;Note de bas de page 72
- Le Nigeria éprouve toujours des difficultés à mettre en œuvre de manière efficace ses politiques d’enregistrement des cartes SIM; le gouvernement et les entreprises intéressées sont toujours en désaccord quant à savoir qui devrait payer pour cette forme de surveillance.Note de bas de page 73
Les politiques d’enregistrement des cartes SIM pourraient entraîner l’exclusion sociale, car elles créent des obstacles insurmontables à l’accès aux technologies des communications; par exemple, les personnes qui n’ont pas d’adresse fixe ou de pièces d’identité adéquates ne seront pas en mesure de s’inscrire.
Les politiques d’enregistrement des cartes SIM peuvent également avoir des répercussions préoccupantes. Au Mexique, il a été prouvé que la loi sur l’enregistrement des cartes SIM du gouvernement avait été contournée, car des cartes « piratées » peu coûteuses sont facilement accessibles sur le marché noir.Note de bas de page 74Cette situation n’inspire pas confiance aux utilisateurs des services mHealth, tels les patients qui utilisent les services VidaNet — un système de rappel aux patients atteints du VIH de Mexico, qui fait présentement face à des difficultés liées à l’offre de services respectant la vie privée dans un pays doté d’un programme d’enregistrement national des cartes SIM.Note de bas de page 75
Des incidents récents illustrent l’étendue et le degré de sensibilité concernant l’interception des communications dans différents pays en voie de développement :
- En Indonésie, les législateurs veulent donner à l’organisme du renseignement national (BIN) le pouvoir d’installer des dispositifs d’écoute sans être sous la surveillance du système judiciaire. Le projet de loi sur le renseignement national contenant les dispositions pertinentes ne fournit pas de renseignements précis sur les mécanismes permettant de restreindre ou de surveiller les pouvoirs d’interception de l’organisme du renseignement.Note de bas de page 76
- En 2009, des chercheurs ont découvert que les messages de clavardage et les détails personnels d’utilisateurs de TOM-Skype en Chine étaient surveillés et conservés sur des serveurs non sécurisés et accessibles au public. Cette surveillance aurait été menée par les autorités gouvernementales chinoises.Note de bas de page 77
- Les dispositifs d’écoute clandestine continuent d’être un sujet controversé et médiatisé en Inde. Au début de 2011, on a annoncé qu’un fournisseur de services national unique (Reliance Communications, le deuxième fournisseur en importance en Inde) effectue, en moyenne, 82 interceptions téléphoniques par jour.Note de bas de page 78Le même mois, il a été révélé au public que le téléphone d’un ancien dirigeant politique, Amar Sing, avait été mis sur écoute à la demande de la police de Delhi.Note de bas de page 79Cette révélation est survenue après le tumulte ayant eu lieu en 2006, année où le parti de l’opposition officielle a accusé le gouvernement d’avoir installé des dispositifs d’écoute clandestine sur les téléphones du chef du parti.Note de bas de page 80
- En 2010, Research In Motion, l’entreprise qui offre le populaire service BlackBerry, a annoncé qu’une mise à jour d’un micrologiciel dans les EAU, envoyée aux abonnés par l’entreprise nationale Etisalat, renfermait un logiciel espion conçu pour transmettre les messages reçus au serveur central.Note de bas de page 81
- À la suite des élections présidentielles contestées de 2009 en Iran, Nokia Siemens Networks (une coentreprise formée par Nokia et Siemens) a essuyé des critiques parce qu’elle avait fourni au gouvernement iranien des systèmes servant à surveiller les communications des manifestants. Note de bas de page 82
Des formes de surveillance des communications plus sophistiquées se profilent à l’horizon dans les pays industrialisés, mais semblent avoir déjà été déployées dans les pays en voie de développement. Les entreprises qui ont conçu les technologies d’inspection approfondie des paquets (IAP), qui permettent l’interception et l’analyse en temps réel de paquets de données qui circulent dans Internet, explorent maintenant de nouveaux marchés pour leurs systèmes de « gestion de réseau » après avoir essuyé des refus en Europe et en Amérique du Nord. Deux entreprises de télécommunications du Brésil ont déjà mis en place les technologies d’IAPNote de bas de page 83, et il semble que le Moyen-Orient et l’Asie seront les prochains à adopter ces mesures,Note de bas de page 84Il semble toutefois que ces technologies soient déjà en place : Narus, une entreprise appartenant à Boeing, a récemment fait l’objet d’une attention négative parce qu’elle avait fourni des technologies d’IAP au gouvernement Égyptien. L’entreprise Narus affirme avoir également des clients en Inde, en Corée, au Japon, au Pakistan, en Arabie saoudite et dans « plusieurs autres » pays.Note de bas de page 85
Systèmes de cybersanté
Comme les systèmes nationaux d’identité, la mise en place de systèmes de cybersanté est généralement perçue comme une évolution positive de la gouvernance dans les régions pauvres du monde, car elle poursuit l’objectif d’améliorer les soins de santé et de rendre les systèmes nationaux de santé plus efficaces. Cependant, ces propositions tiennent rarement compte des risques considérables en matière de sécurité et de vie privée qui découlent de la numérisation, de la centralisation et de l’échange de données liées à la santé.
À bien des endroits, la priorité est simplement d’obtenir un système d’information sur la santé fonctionnel le plus rapidement possible, très souvent avec des ressources financières, techniques et organisationnelles limitées. Toutefois, en faisant abstraction des préoccupations en matière de sécurité et de vie privée, de nouveaux risques pèsent sur des patients déjà vulnérables et peuvent potentiellement entraîner une augmentation de la stigmatisation, de l’exclusion sociale ou de la persécution (selon le contexte).
Nous avons récemment examiné en profondeur bon nombre de problèmes complexes liés à la sécurité et à la confidentialité en matière de cybersanté pour le Centre de recherches pour le développement international. Notre rapportNote de bas de page 86passe en revue les fondements de la sécurité de l’information liée à la santé et à la confidentialité médicale et propose des moyens pour rétablir le respect de la vie privée dans la mise en œuvre de la cybersanté.
Au cours de nos recherches, nous avons découvert une tendance internationale selon laquelle des systèmes de santé disparates sont rassemblés sous une même autorité nationale. Si ces tendances de centralisation se poursuivent, elles pourraient entraîner la formation de la plus grande banque d’information sur la population d’un pays et dans un certain sens d’un registre civil de facto. Un registre national de renseignements sur les citoyens est sans aucun doute utile aux gouvernements afin de comprendre et de gérer leurs populations. Cependant, ces registres sont habituellement plus appropriés lorsqu’ils sont mis en place à des fins précises à l’aide de processus de délibérationNote de bas de page 87, et non pas créés en tant que corollaires des services de santé. Les registres de la population pourraient également avoir de nombreuses répercussions qui ne sont pas prises en considération lors de la mise en place d’un registre de santé. Cela pourrait, par exemple, entraîner la communication systématique des origines ethniques ou de la confession religieuse de chacun.
Dans certains pays, nous avons entendu parler de projets de stockage de renseignements médicaux dans le « nuage », où l’information sur une population sera mémorisée dans un autre pays et, par conséquent, dans une autre administration. Il serait alors possible que le système d’exploitation réparti et les institutions qui demandent à y avoir accès ne soient pas régis par les mêmes politiques et procédures que celles prévues pour le stockage local. Si le système n’est pas conçu avec soin, un seul dossier tombant entre les mains d’une entité non étatique pourrait donner accès à celle-ci au dossier médical complet d’une personne ou même de toute une collectivité.
Enfin, même si les systèmes et les pratiques dans les pays en voie de développement font l’objet d’un remaniement, peu de mesures ont été prises afin de mettre en œuvre des cadres visant la protection de la vie privée et de la sécurité. Le renforcement de la capacité dans ces pays est surtout axé sur le déploiement de nouveaux systèmes, et ce, à grands frais.
Bases de données génétiques
Les bases de données génétiques nationales s’étendent rapidement à l’échelle mondiale. Il s’agit de systèmes médico-légaux visant à faciliter les enquêtes criminelles, bien que, dans bon nombre de débats, ces bases de données soient perçues comme un élément essentiel de la prévention du crime.
Il est important de comprendre quels critères détermineront quel ADN pourra être prélevé et conservé, durant combien de temps il sera conservé et dans quelles circonstances il pourra être retiré d’une base de données. Ces questions essentielles liées aux politiques et aux systèmes sont toutefois trop souvent mises de côté.
Un rapport produit récemment par le Council for Responsible Genetics (CRG) présente une bonne vue d’ensemble de la répartition des bases de données génétiques dans le monde. Ces bases de données « prennent une expansion illimitée à une vitesse alarmante, et des efforts sont mis en œuvre afin de les harmoniser » [traduction].Note de bas de page 88
Bon nombre de pays en voie de développement, tels que le Botswana, la Chine, la Colombie, l’Égypte, la Macédoine (FYR), l’Iran, la Jamaïque, la Jordanie, la Lituanie, la Malaisie, le Maroc, le Panama, la Roumanie, l’Afrique du Sud, la Tunisie et l’Ukraine, ont déjà mis en œuvre des bases de données génétiques opérationnelles. De plus, les pays en voie de développement suivants ont élaboré des plans visant la mise sur pied de bases de données génétiques nationales : l’Albanie, l’Algérie, la Bosnie-Herzégovine, le Chili, le Costa Rica, Cuba, l’Inde, l’Indonésie, le Liban, le Lesotho, la Libye, l’Île Maurice, le Monténégro, la Namibie, la Syrie, la Tanzanie, la Thaïlande, l’Uruguay, le Venezuela et le Zimbabwe.
Même au sein des administrations où les tribunaux ont déjà demandé que des changements soient apportés aux pratiques génétiques, les changements s’effectuent lentement. Par exemple, en 2008 la Cour européenne des droits de l’homme a rendu une décision selon laquelle des mesures de protection strictes doivent être mises en place en matière de bases de données génétiques,Note de bas de page 89 toutefois, en mars 2011, le Royaume-Uni n’avait toujours pas effectué de changements, et d’autres pays de l’Europe ne disposent pas encore d’une protection adéquate.
Surveillance visuelle
La mise en place de systèmes de télévision en circuit fermé (TVCF) soulève la controverse depuis longtemps. Même si la pratique prend maintenant rapidement de l’ampleur en Amérique du Nord et en Europe, bon nombre de débats et de recherches concernant l’efficacité de ces systèmes ont cours. La recherche empirique sur les systèmes de TVCF a démontré que les avantages en matière de prévention du crime que procure la vidéosurveillance sont incertains ou beaucoup moins grands que ce qu’on avait prévu.Note de bas de page 90
En dépit des résultats mitigés de la mise en œuvre des systèmes de TVCF, les autorités de Mexico ont récemment annoncé leur intention de mettre en place 100 000 nouvelles caméras de sécurité dans le centre-ville. Comme l’administrateur du projet l’a récemment affirmé dans une entrevue, « en raison de sa complexité, de sa solidité et de la vitesse à laquelle il est réalisé, ce projet n’a pas de rival » [traduction].Note de bas de page 91
La recherche indique que la Chine est un autre pays où le marché pour les systèmes de TVCF connaît une grande croissance : dans certains cas, des dizaines de milliers de caméras sont installées.Note de bas de page 92 Des sources de l’industrie ont dit espérer que l’Inde soit le prochain marché en expansion pour les systèmes de vidéosurveillance.Note de bas de page 93
Surveillance systems for emergency management
Lorsque des catastrophes surviennent, les gouvernements mettent en place des mesures visant à aider ceux qui sont touchés, comme l’aide humanitaire ou la distribution de vivres. Ces systèmes comprennent souvent la collecte de données. Dans ces contextes, les répercussions de ces mesures sur la vie privée ne font habituellement pas l’objet de débats ou de délibérations appropriés.
La carte « Watan », mise en place au Pakistan après les inondations de 2010, en est un bon exemple. La carte était destinée à faciliter la distribution d’argent comptant et de soins aux familles touchées. Les cartes étaient distribuées par NADRA, l’autorité pakistanaise en matière d’identification, en collaboration avec la Banque asiatique de développement, la Banque Mondiale et le HCR.Note de bas de page 94 Cependant, l’un des problèmes avec ce système, c’est que les personnes qui recevaient de l’aide devaient prouver leur identité (en utilisant des numéros d’identification NADRA précédemment distribués par l’état) pour demander une carte « Watan ». Dans bien des cas, les pièces d’identité avaient été perdues ou détruites dans les inondations. En raison de ces mesures d’identification rigoureuses, des dizaines de milliers de personnes ont été privées d’aide humanitaire après l’inondation.Note de bas de page 95 à la suite du tollé public international, les exigences en matière d’identification ont été assouplies.
Le HCR a élaboré de façon similaire des systèmes d’enregistrement des réfugiés partout dans le monde; certains d’entre eux comprennent la collecte de données biométriques. Ces renseignements d’« enregistrement » sont indispensables à la protection du réfugié, étant donné que celui-ci, une fois ses renseignements personnels recueillis, est protégé par des conventions, se voit accorder des droits et a accès à des services. Par conséquent, il est essentiel que cette information soit conservée par le HCR. La sécurité de ces systèmes pose cependant des problèmes en raison notamment des environnements complexes au sein desquels le personnel du HCR travaille : il œuvre souvent avec d’autres partenaires responsables de l’application, qui demandent l’accès aux renseignements personnels des réfugiés, y compris avec les gouvernements hôtes. Par conséquent, les pratiques du HCR en matière de sécurité et de protection de la vie privée ont fait l’objet de nombreux examens.
Nouvelles lois sur la protection de la vie privée
Le portrait des mesures stratégiques en matière de protection de la vie privée et de surveillance dans les pays en voie de développement n’est pas entièrement sombre. On réclame souvent la création de nouvelles lois pour la protection de la vie privée. Or, un bon nombre de mesures législatives sont créées ou en cours de création. Les programmes de protection des données prennent de l’envergure, bien qu’il reste clairement beaucoup de travail à faire, vu les lacunes importantes.
Par le passé, les gouvernements à l’extérieur de l’Europe ont adopté des lois sur la protection de la vie privée pour accroître les débouchés commerciaux de leur industrie de l’externalisation. C’est encore le cas mais, maintenant, bon nombre de ces nouvelles lois protègent également les citoyens de ces pays. Aux Philippines, un avant-projet de loi a été présenté afin de permettre le transfert de l’information à partir de l’Europe à des services d’externalisation et aussi pour réglementer le traitement de l’information détenue par le gouvernement.Note de bas de page 96 En Inde, les raisons qui président à l’adoption de lois nationales sur la protection des données ne sont pas liées exclusivement à l’externalisationNote de bas de page 97mais aussi à la nécessité d’instaurer des mesures de sécurité pour protéger le système d’identification proposé.Note de bas de page 98 Le Bangladesh et le Pakistan pensent également instaurer des lois en raison de l’externalisation, mais aussi à cause des cas d’abus précédents.
Pendant ce temps, les activités régionales favorisent l’apparition d’un bon nombre de nouvelles lois de protection des données. L’APEC a contribué à la rédaction de lois dans la zone Asie-Pacifique. De son côté, la Communauté économique des états de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a récemment adopté une loi sur la protection des données relativement solide, qui réaffirme le droit humain fondamental à la protection de la vie privée en vue d’une harmonisation des systèmes juridiques. Cette loi répond aux enjeux créés par « les technologies comme Internet grâce auxquelles il est facile d’établir le profil de personnes et d’en faire le suivi » et par « l’utilisation croissante des technologies de l'information et des communications susceptible d’entraîner des atteintes à la vie privée et professionnelle des utilisateurs » [traduction].Note de bas de page 99
Fait digne de mention, les tribunaux reconnaissent de plus en plus l’importance de la vie privée et insistent maintenant sur les droits constitutionnels. Au Pakistan, où il existe une protection constitutionnelle en matière de vie privée aux termes de l’article 14, qui porte sur la dignité et la vie privée, la Cour suprême accumule de la jurisprudence. En 1996, dans une affaire ayant révélé la surveillance généralisée dont faisait l’objet les communications des juges, de la classe politique, des représentants de l’armée et du gouvernement, la Cour suprême a rendu sa décision dans Benazir Bhutto c. Federation of Pakistan : cette pratique était illégale et devait être autorisée par les juges de la Cour suprême. En 2004, la haute cour de Lahore a rendu une décision en faveur de la confidentialité en matière de finances dans l’affaire M.D. Tahir c. Director, State Bank of Pakistan, selon laquelle il était jugé illégal de recueillir des numéros d’identification ainsi que d’autres renseignements sur les détenteurs de comptes bancaires sans aucune allégation de méfaits.
Depuis les années 1960, la Cour suprême de l’Inde a compilé un ensemble de décisions faisant jurisprudence en matière de droit à la vie privée dans le cadre de l’article 21 sur le droit fondamental à la protection de la vie et de la liberté.Note de bas de page 100Dans Kharak Singh c. State of UP en 1963, la Cour suprême a enjoint au gouvernement de limiter les fouilles des domiciles, empruntant à la jurisprudence britannique le concept de l’importance du domicile en tant qu’espace privé. Dans Gobind c. State of M.P. en 1975, la Cour a rendu une autre décision sur les fouilles des domiciles, affirmant que la dignité de la personne est en jeu, et que, par conséquent, on ne peut priver une personne du droit à la vie privée que si un intérêt supérieur et important l’emporte sur ce droit. La protection de la confidentialité des communications a été établie en tant que droit constitutionnel dans People’s Union for Civil Liberties (PUCL) c. Union of India, en 1997; dès lors, le droit à la vie privée ne peut être restreint que s’il existe une procédure prévue par la loi, qui incorpore des approches judiciaires européennes. D’autres cas renvoient à la confidentialité des médias (State c. Charulata Joshi 1999), à la protection de la personnalité (R. Rajagopal c. State of Tamil Nadu 1995) et à la protection des renseignements médicaux (Mr. « X » c. Hospital « Z » 1998).
Plus récemment, en juillet 2009, dans une affaire qui présente de l’intérêt dans le cadre du présent rapport, l’Indian High Court de Mumbai a tranché sur la révocation de l’interdiction de rapports homosexuels. La Cour a passé en revue la jurisprudence indienne en matière de droit à la vie privée et a examiné la jurisprudence étrangère, y compris des cas ayant eu lieu aux États-Unis et en Europe, pour en arriver à la conclusion que l’interdiction des rapports homosexuels constituait une atteinte injuste à la vie privée. La Cour a alors affirmé ce qui suit :
« Il ne relève pas de la compétence constitutionnelle de l’état d’envahir la vie privée des citoyens ou de réglementer la conduite qui ne regarde que le citoyen lui-même, simplement en s’appuyant sur la moralité publique. La criminalisation des rapports sexuels privés entre des adultes consentants sans aucune preuve de dommage grave donne à l’objectif de la disposition un caractère arbitraire et déraisonnable. L’intérêt de l’état “doit être légitime et pertinent” pour que la loi soit non arbitraire, et cette dernière doit être proportionnelle à l’objectif de l’état. Si l’objectif est irrationnel, injuste ou inéquitable, nécessairement la classification devra être tenue pour déraisonnable. La nature de la disposition de l’article 377 du Code pénal de l’Inde et son objectif consiste à criminaliser la conduite d’adultes consentants en privé qui ne cause de tort à personne. La disposition n’a d’autre objectif que de criminaliser une conduite qui n’est pas conforme aux valeurs morales ou religieuses d’une partie de la société. La discrimination a de graves répercussions sur les droits et les intérêts des homosexuels et porte grandement atteinte à leur dignité » [traduction].Note de bas de page 101
Fait important, le gouvernement a affirmé que, selon la culture indienne, l’homosexualité est immorale, même si la loi qui a d’abord interdit l’homosexualité était en fait fondée sur une ancienne loi britannique.
Même s’il y a de plus en plus d’affaires de ce genre dans le monde, il faut encore consacrer beaucoup de temps et de ressources pour qu’elles soient soumises à un tribunal. De plus, comme nous l’observons aussi en Occident, même dans le cas d’une loi ou d’une pratique jugée inconstitutionnelle, il faut beaucoup de volonté politique pour modifier la loi et, souvent, des systèmes de réglementation fonctionnels ainsi que des freins et contrepoids doivent être mis en place afin de garantir qu’il n’y aura pas d’abus à l’avenir. Même si les tribunaux ont jugé que la surveillance des communications devait être réglementée de manière rigoureuse, cela n’a pas nécessairement enrayé la surveillance illégale. En fait, le défi que pose la réglementation est peut-être l’enjeu qui unit les pays industrialisés et les pays en voie de développement dans le monde.
IV. Exploiter les possibilités
Dans certains pays, presque sans égard aux variantes culturelles ou aux différences économiques, la surveillance s’inscrit toujours davantage dans les orientations stratégiques. De nouveaux systèmes sont déployés afin de recueillir de l’information sur de grandes populations, et ce, sans mesures de protection technologiques ni politiques adéquates. Les technologies qui sont mises en place pied n’ont, la plupart du temps, pas été testées, ce qui peut entraîner des effets secondaires comme l’exclusion sociale ou la discrimination. Même si des mesures de protection juridique existent sous la forme de garanties constitutionnelles et parfois même sous la forme de lois sur la protection des données, nous nous reposons peut-être trop sur des institutions judiciaires et juridiques affaiblies. Trop souvent, les mesures de protection juridiques sont inadéquates ou manquent de ressources. C’est d’autant plus vrai lorsque l’objectif des systèmes est noble : nous élaborons des registres de citoyens ou des systèmes de santé pour le bien d’une nation, mais souvent nous n’appuyons pas nos bonnes intentions par la mise en œuvre de cadres stratégiques adéquats et d’autres mesures de protection.
Il est inquiétant de voir que certains pays dans le monde désirent être des leaders en matière de nouvelles pratiques de surveillance, comme ils voulaient auparavant être à l’avant-garde du « cybercommerce » ou du « cybergouvernement ». Ces pays mettent en œuvre des systèmes que nous n’avons même pas encore envisagés dans nos propres pays, ou parfois que nous avons envisagés et rejetés.
Cela ne créera pas nécessairement de fossé à l’échelle mondiale. Le rythme de l’évolution de la technologie visant des techniques perfectionnées en matière d’identification et de surveillance des communications, par exemple, pourrait entraîner une réduction des coûts en raison des innovations sur le marché grâce aux ventes faites dans les pays en voie de développement. Autrement dit, ces technologies sont en cours d’évaluation dans les pays en voie de développement et pourraient être adoptées dans le monde industrialisé.
Comme des milliards de dollars sont consacrés à ces technologies dans les pays en voie de développement, il est donc probable qu’elles soient réintroduites en Europe et en Amérique du Nord. Après tout, si l’Occident et les organisations de développement international financent la surveillance d’Africains et d’Asiatiques, pourquoi ces systèmes ne seraient-ils pas appliqués aux Occidentaux? Les préoccupations en matière de sécurité nationale et de lutte contre la criminalité dans les pays en voie de développement ressemblent de plus en plus à celles qui ont cours dans le monde industrialisé, et vice versa.
Il y a place à un certain optimisme. Dans les dernières années, on a également été témoin d’une croissance remarquable des demandes pour de meilleures protections et garanties. En raison des abus en matière de surveillance ayant été décelés et rendus publics, certains pays envisagent maintenant d’adopter de nouvelles lois. Dans certains cas, les gouvernements prévoient contrebalancer les nouveaux systèmes de surveillance mis en place par des mesures de protection juridiques.
Des voix d’opposants et de représentants de la société civile s’élèvent pour réclamer des mesures de protection et protester contre les nouveaux développements; ces personnes cherchent d’autres solutions et effectuent des recherches qui remettent en question l’efficacité des décisions stratégiques. Elles s’inspirent aussi de certains de nos concepts juridiques pour développer leurs propres idées. Nous pourrions faire de même : regarder les décisions de l’Indian High Court et nous demander pourquoi nous ne remettons pas en question les pratiques injustes fondées sur les concepts relatifs à la moralité; ou apprendre des Égyptiens et des Tunisiens qui ont découvert l’existence de systèmes de surveillance qui avaient été mis en place afin que soient occultés leurs appels au changement.
Ces débats et délibérations, qui ont cours dans les pays en voie de développement, en sont encore à leurs débuts. C’est également le cas dans plusieurs pays de l’Occident, compte tenu qu’eux non plus ne disposent pas des infrastructures juridiques, politiques, sociales et économiques nécessaires à la délibération démocratique. Ils ont tous besoin de soutien.
Le Canada peut jouer un rôle clé en matière de soutien. Le Centre de recherches pour le développement international du Canada a joué un rôle de leader à l’échelon international en donnant un appui sans précédent en matière de renforcement de la capacité relative à la protection de la vie privée dans les pays en voie de développement. Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (CPVP) est très actif sur le plan international en matière d’initiatives de promotion et de protection de la vie privée, dans le but de promouvoir le droit à la vie privée dans le monde entier, en particulier dans les pays qui ne possèdent pas de lois détaillées sur la protection de la vie privée. Il y parvient principalement en participant à des groupes comme l’APEC, le Forum ibéro-américain des autorités de protection des données et l’Association francophone internationale des autorités de protection des données personnelles. Le CPVP accueille aussi périodiquement des délégations étrangères qui souhaitent mettre en place de nouveaux régimes de protection de la vie privée. En raison de la diversité des régimes juridiques et des langues avec lesquelles il compose, le CPVP pourrait en faire encore plus pour rendre ses connaissances accessibles et pertinentes à un plus grand nombre de pays. Le CPVP et ses conseillers peuvent diriger des séances de formation pour des avocats et des membres de la magistrature dans le monde afin d’expliquer les affaires juridiques et le parcours du Canada en matière de droits de la personne et de libertés. Il pourrait travailler de concert avec des organisations de la société civile pour renforcer la capacité au chapitre de l’importance de la vie privée dans l’exercice du gouvernement et des activités commerciales. Le CPVP et la communauté internationale de réglementation pourraient aider les responsables des nouveaux systèmes de réglementation à saisir les défis de l’application de la législation, l’importance de mettre sur pied des programmes éducatifs efficaces ainsi que les avantages découlant de la collaboration avec d’autres institutions.
Nous devons tous montrer l’exemple. Il est très utile, par exemple, de souligner le fait que le gouvernement du Royaume-Uni a abandonné l’utilisation de sa carte d’identité biométrique, car cela pourrait inciter certains pays à reconsidérer leurs propres plans. Nous devons montrer les forces de nos structures juridiques et politiques, qui nous ont aidés à prendre de meilleures décisions. Nous devons également démontrer que nous prenons les bonnes décisions; sinon, il sera difficile de prouver que les pays en voie de développement devraient remettre en question la validité d’un système de surveillance si ce dernier est déjà en usage partout ailleurs. Nous devons continuer à promouvoir les pratiques exemplaires auprès des concepteurs de technologies et, au besoin, réglementer l’industrie. Grâce à ces mesures, nous pourrons nous assurer que les mesures de protection de la vie privée intégrées aux technologies et aux services utilisés au Canada sont également déployées au Cameroun.
En dépit de tous les bons exemples et de tout le leadership, les systèmes de surveillance continueront à prendre de l’expansion dans les pays en voie de développement tant et aussi longtemps que les organisations internationales et les gouvernements financeront leur déploiement. Nous devons enjoindre aux donateurs, aux fondations et aux organismes de tenir compte du droit à la vie privée et des droits de la personne dans leurs stratégies de développement. Nous devons également contrôler le commerce international des technologies de surveillance. Le statu quo en cette matière pourrait créer une nouvelle forme d’inégalité entre les pays en voie de développement dotés de systèmes de surveillance perfectionnés et le monde industrialisé qui n’en possède pas. Ce qui est encore plus préoccupant, c’est la conséquence la plus négative, à savoir que les fonds en question entraîneront l’essor continu des industries et des services de surveillance, et ce, jusqu’à ce qu’ils deviennent planétaires.
Entre-temps, de plus amples recherches et une plus grande mobilisation politique sont essentielles à la compréhension de l’étendue des défis à l’échelle internationale. Si nous en apprenons davantage sur les dangers liés aux abus en matière d’information, qu’il s’agisse d’atteintes bénignes à la sécurité ou de pratiques de sécurité à caractère invasif, nous parviendrons bientôt à trouver des solutions aux risques auxquels nous sommes tous exposés.
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