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Surveillance et spectacle : quatre-vingt-quatre observations sur le journalisme citoyen, les médias sociaux, les appareils mobiles et les foules / Aucun droit à l’erreur ou à l’oubli : la protection de la vie privée à l’ère des médias sociaux

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Jesse Hirsh
Kent Glowinski

Ce rapport a été commandé par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada

Novembre 2011

Avis de non-responsabilité: Les opinions exprimées dans ce rapport sont celles de l’auteur. Elles ne reflètent pas nécessairement celles du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada.


Au sujet des auteurs

Kent Glowinski est un avocat ontarien qui vit à Ottawa. Il a obtenu un baccalauréat ès arts à l’Université McGill, ainsi qu’un J.D. à l’Université de Victoria, en Colombie-Britannique. Il a travaillé en pratique privée et pour le commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de la Colombie-Britannique, le commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario et le gouvernement du Canada. Dans le cadre de son travail pour les commissaires à l’information et à la protection de la vie privée, il s’est spécialisé dans les enjeux en matière de protection de la vie privée dans les médias sociaux. Il est l’auteur de nombreux documents sur la protection de la vie privée et la protection des consommateurs, y compris un document récent sur les droits des consommateurs à contester les renseignements qui figurent dans leur dossier de crédit, ainsi que divers éditoriaux dans de nombreux journaux canadiens reconnus.

Jesse Hirsh est un stratège, un chercheur et un journaliste Internet qui vit à Toronto, au Canada. Il anime, à la radio de la CBC, une chronique hebdomadaire diffusée à l’échelle nationale, dans laquelle il explique et analyse les dernières tendances et nouveautés dans le domaine des technologies en utilisant des termes simples et des exemples concrets qui se rapportent à la vie de tous les jours. Diplômé du programme McLuhan de l’Université de Toronto, il a pour passion de faire connaître aux gens les avantages et les dangers potentiels de la technologie.

Nota : La plupart des hyperliens proposés dans les notes de bas de page suggèrent des textes écrits en langue anglaise.

Avant propos du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada

De Seattle à la Syrie, du Liban à Londres, de Mexico à Montréal, nous avons été témoins, au cours de la dernière décennie, d’une augmentation du niveau de surveillance. Que la surveillance soit le fait de particuliers ou d’institutions, entre les mains des services policiers ou des manifestants, les dispositifs miniaturisés, les appareils mobiles et les nouveaux médias font en sorte que, désormais, même si nous sommes dans un lieu public, notre présence est dûment enregistrée et consignée, et nos actes diffusés, pour quelque raison que ce soit. Les appareils que nous employons et dont nous dépendons, la nature des médias interactifs que nous utilisons, les technologies intelligentes que nous intégrons à notre vie quotidienne ont maintenant convergé. Par conséquent, bien des notions que nous tenions pour vraies en matière de protection de la vie privée sont remises en question.

Tant à titre de phénomène technologique que de réalité sociale, l’émeute de Vancouver en 2011 a montré que le Canada ne peut plus échapper à ces enjeux. Avec l’arrivée de nouvelles formes de journalisme citoyen et de technologies de prise d’images dans les appareils mobiles, nous faisons face à de nouvelles sources d’atteintes à la vie privée. Souhaitant nourrir le débat sur ces enjeux, le CPVP a commandé deux documents indépendants, un à Jesse Hirsh et l’autre à Kent Glowinski. Les auteurs nous amènent à envisager certaines mesures juridiques de protection de la vie privée dans les médias sociaux.

Nous avons fourni à chaque auteur un ensemble distinct d’enjeux, et nous leur avons demandé d’aborder ces questions selon l’angle qui, selon eux, convient le mieux à une réflexion et à un débat de nature générale. Certains sites Web devraient ils comporter des mesures d’authentification? Les lois sur la responsabilité délictuelle devraient elles être élargies afin d’inclure l’atteinte à la réputation dans le cadre des médias sociaux? Devrait-on réglementer la surveillance technologique de façon générale? Devrions-nous discuter de la possibilité de garantir le droit à l’oubli, comme c’est le cas en Europe? Devrions-nous créer un système juridique pour la redistribution des renseignements personnels par des tiers? À leur façon, les deux auteurs examinent les enjeux sous-jacents, et sans précédent, pour la protection de la vie privée. Nous espérons que leurs réflexions nous aideront tous à évaluer et à redéfinir la protection de la vie privée dans ce nouveau contexte.

Surveillance et spectacle : quatre-vingt-quatre observations sur le journalisme citoyen, les médias sociaux, les appareils mobiles et les foules, par Jesse Hirsh

Le phénomène grandissant du journaliste des médias sociaux

  1. Les médias sociaux, de même que les logiciels et les appareils qui ont alimenté leur popularité, sont généralement perçus comme un phénomène nouveau. Malgré son nouvel emballage, l’idée sous-jacente est néanmoins très ancienne. Intercepter les commérages, susciter des émotions, déclencher un débat et manipuler une réalité conflictuelle pour offrir tout cela instantanément à un public qui s’en délecte; ces techniques sont utilisées depuis qu’il existe des organisations de nature politique à contrôler. La seule différence aujourd’hui, c’est qu’il n’est plus nécessaire d’utiliser une tour de transmission ou une presse à imprimer.
  2. Il n’est plus nécessaire d’utiliser des médias de masse pour toucher un large public. Même s’il est encore possible d’offrir de payer en échange d’un scoop, en général, les meilleures preuves recueillies par des témoins oculaires d’un spectacle public inattendu sont tout d’abord affichées en ligne, puis font l’objet d’un reportage aux nouvelles du soir ou dans les journaux le lendemain matin. Les journalistes citoyens sont plus susceptibles de se trouver à proximité d’une scène imprévue qu’un journaliste professionnel.
  3. Fait plus important encore, cette capacité à diffuser des images sur Internet permet également de raconter une histoire que les médias officiels ont tendance à ne pas prendre en compte.
  4. Les caméras de poche ont permis d’immortaliser les événements qui se sont déroulés dans les rues pendant le Sommet du G20 en juin 2010, malgré les efforts des services policiers pour interrompre toute activité d’enregistrement et intimider les manifestants, par des mesures comme l’arrestation d'un militant pour la sécurité, qui a gazouillé à propos de ses activités de contre surveillance.
  5. Le mouvement de protestation qui a pris naissance à Toronto durant une réunion similaire des dirigeants mondiaux en juin 1988, ainsi que l’intensité accrue des manifestations dans le cadre d’événements comme la conférence de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999 ont forcé les autorités à délimiter une zone de protestation à Queen’s Park. Toutefois, la militarisation des rues de la ville a créé un climat de tension pour tous.
  6. Ce qui devait être un espace où les dissidents pouvaient s’exprimer librement est devenu un lieu où les policiers ont fait preuve d’intolérance envers toute personne qui semblait menacer leur autorité. De plus, les dirigeants mondiaux étaient à une demi-heure de marche de la zone de protestation, derrière un périmètre de sécurité infranchissable.
  7. La mauvaise gestion générale et l’absurdité de la situation ont reçu relativement peu d’attention avant le Sommet. Et lorsque la marche subséquente a donné lieu à des actes de vandalisme, principalement posés par les membres du bloc noir qui savaient qu’ils étaient filmés, le spectacle a détourné l’attention de la véritable situation, présentée dans les médias sociaux.
  8. Après un certain temps, l’ensemble des documents affichés sur Twitter et YouTube a permis de transformer l’exposé des faits. Les commentaires sur la façon dont les policiers ont abusé de leur pouvoir en arrêtant à tort des manifestants pacifiques, et-sur l’ « encerclement » controversé de spectateurs innocents pendant plusieurs heures après la fin du Sommet sont devenus plus touchants après l’événement. Graduellement, la cible des médias grand public a changé, à mesure que la majeure partie des accusations liées au Sommet du G20 ont été abandonnées, et le comportement des autorités policières a été examiné plus attentivement.
  9. La première réaction des autorités a été de nier la véracité de toute preuve vidéo des méfaits — particulièrement l’arrestation violente d’un manifestant — affirmant que certains détails ou certaines images avaient pu être supprimés. Toutefois, les soupçons du public se sont amplifiés lorsque les policiers ont semblé réticents à s’identifier. Que tentaient ils de cacher derrière cette ligne bleue?
  10. Les révélations selon lesquelles les désordres avaient pour cause une mauvaise interprétation d’une « loi secrète » adoptée par la province — qui accordait des pouvoirs excessifs aux services policiers — ainsi que les regrets exprimés à l’égard de l’encerclement d’innocents ont contribué aux conséquences déplorables de la gestion des services de sécurité du G20 par les autorités. Une personne a été libérée sous caution après un an en détention, parce qu'elle a souligné des failles potentielles dans la sécurité — une initiative qui aurait pu être appréciée dans des circonstances moins conflictuelles.
  11. Les événements liés au Sommet font encore des vagues; récemment, neuf agents ayant fait l’objet de mesures disciplinaires pour avoir retiré leurs plaquettes patronymiques durant la manifestation du G20 se sont vus refuser une promotion. Cela montre comment les médias sociaux peuvent renverser les versions officielles des événements et transformer la version donnée par les autorités.
  12. En outre, la plupart des accusations portées contre plus de 1 100 personnes arrêtées ont été retirées. Le pouvoir d’influence des médias sociaux sur l’opinion publique a donc également empêché bon nombre de citoyens d’être humiliés pour des actes qui étaient parfaitement légaux, chose qu’auraient dû savoir les services de police.

Le pouvoir de l’attention et les médias sociaux

  1. Bien que l’identité de bon nombre des personnes photographiées pendant les émeutes de la Coupe Stanley reste un mystère, en partie parce qu’aucune accusation n’a été portée immédiatement, un couple n’a pas hésité à savourer l’attention qu’on lui a accordée parce qu’une photo le montrant, étendu dans la rue devant une ligne d’agents en action, a circulé.
  2. Ce qu’on a au départ interprété comme une photo d’un jeune homme et d’une jeune femme tirant un plaisir pervers d’un baiser passionné, pendant que Vancouver brûlait autour d’eux, était en fait une photo saisissant le moment où un touriste australien, réconfortait sa petite amie qui était tombée de tout son long devant une ligne de policiers armés de boucliers.
  3. L’image est devenue un symbole avant même que l’on ne connaisse la véritable histoire. Il a fallu peu de temps pour que le couple soit identifié par Facebook, alors que le père félicitait son fils pour avoir « fait l’amour et pas la guerre » et non, comme le sous entendait un article connexe, pour avoir « été excité par les gaz lacrymogènes ».
  4. Le « couple enlacé » a accepté avec plaisir de participer à des entrevues, qui ont fait des deux tourtereaux des célébrités Internet grâce à un engouement viral. Après tout, même si leur relation qui durait depuis six mois n’allait peut-être pas durer toujours, l'homme a jugé que cette célébrité ne nuirait pas à sa carrière d’humoriste.
  5. Ainsi, lorsque les services de police de Vancouver ont monté leur propre site Web afin de pouvoir identifier les 40 suspects, au début du mois de septembre, alors qu’il n’y avait encore aucune accusation déposée, la plus célèbre photo prise pendant les émeutes n’avait aucune répercussion criminelle. Toutefois, le couple devait sa gloire romanesque au fait de s’être retrouvé au cœur du chaos. Et au moins un des deux amoureux s’efforçait de se faire connaître du public avant l’incident.
  6. Est-ce que les circonstances qui ont amené les autres suspects à se retrouver sur place sont bien différentes? Est ce que tous les hommes qui étaient là auraient résisté à la tentation de participer à l’émeute s’ils avaient été accompagnés de leur petite amie et que celle ci avait eu besoin d’être réconfortée? Les rues des grandes villes sont inévitablement remplies de fêtards lorsqu’une équipe locale joue un match important. Ce genre de situation provoque chez les partisans le désir de partager ce moment avec d’autres personnes qui souhaitent exprimer leur fierté.
  7. Rien, dans le monde virtuel, ne semble pouvoir remplacer le fait d’être au cœur de l’action — c’est pourquoi la plupart des 150 000 personnes sur place se trouvaient déjà à l’extérieur pour regarder le match sur des écrans géants, même s’il était diffusé à la télévision.
  8. Que l’équipe gagne ou perde, une réaction de ce genre à la partie finale n’était pas inattendue, puisque des événements semblables avaient eu lieu en 1994. Toutefois, l’enthousiasme pacifique qui avait enveloppé la ville durant les Jeux olympiques d’hiver laissait croire que la situation serait un peu plus harmonieuse.
  9. Ce qui n’avait pas été pris en compte, si l’on se fie à l’examen officiel, est la mesure dans laquelle l’alcool favorise la désobéissance civile. Toute prudence quant à la façon de se comporter en public a été noyée dans l’alcool. L’excitation de participer à une émeute a pris le dessus sur les craintes rationnelles liées au fait qu’il pourrait y avoir des caméras qui filmaient ce qui se passait. Il était de plus impossible pour les services de police d’arrêter tout le monde.
  10. Personne, dans des circonstances rationnelles, croit qu’il est approprié de prendre part à une émeute. Toutefois, lorsque cet événement se déroule autour de vous et qu’il n’y a pas de répercussions immédiates, qui se soucie de ce qui est approprié? Peut-on blâmer les participants d’avoir vécu dans le moment présent, sans craindre les conséquences, lorsque toute la société agit ainsi?
  11. Les médias sociaux sont un jeu où l’attention que vous obtenez fait grimper votre valeur. En voyant une voiture de police en flamme, vous vous dites immédiatement que ça ferait une photo formidable pour votre profil. Et, dans une ère où il peut être extrêmement difficile d’attirer l’attention, la fin justifie presque tous les moyens.

Les foules attirent les foules et le journalisme justicier

  1. Le site Web mis en ligne par les services de police de Vancouver afin d’identifier les suspects des émeutes grâce aux photos expliquait clairement comment les services de police prévoyaient utiliser les renseignements fournis par le public. Une fois un suspect identifié, celui ci ferait l’objet d’une enquête, serait arrêté et des accusations au criminel seraient transmises afin d’être approuvées. L’équipe d’enquête déconseillait également d’afficher les photos sur les médias sociaux, puisque ce matériel est protégé par des droits d’auteur.
  2. Les services de police ne peuvent pas vraiment surveiller la mise en commun des images, et encore moins les commentaires dont les images font l’objet de façon non officielle. Leur prudence découle de leur expérience d’une foule de rue qui devient une foule de justiciers sur le Web. Les poursuites criminelles pourraient être compromises si les suspects sont cloués au pilori avant même que le procès n’ait lieu.
  3. L’agent responsable de l’équipe intégrée d’enquête sur les émeutes a affiché une note sur le site Web consacré aux suspects de l’émeute avant de clarifier les attentes. Un enquêteur local a dénoncé l’effet « CSI », c’est-à-dire l’impression que les crimes peuvent être résolus en moins d’une heure, de même que la croyance fausse qui veut que la messagerie instantanée mène à une justice instantanée. « Si vous êtes en faveur de la vitesse, a dit l’agent de police, vous êtes en faveur des acquittements et des peines légères. »
  4. Néanmoins, la réaction rapide du système britannique face aux émeutes en août 2011 en a amené plusieurs à se demander si le Canada ne devrait pas accélérer le rythme. Même les 41 personnes qui se sont rendues à la police de Vancouver n’avaient toujours pas fait l’objet d’accusations après deux mois — tandis que certains résidents du Royaume-Uni qui ont encouragé l’émeute et le pillage en utilisant Facebook avaient reçu une peine d’emprisonnement de quatre ans une semaine plus tard.
  5. Le chaos qui a régné en Angleterre a présenté sous un jour nouveau les questions liées aux désordres civils. Les plates formes de médias sociaux, ainsi que les messages soi-disant confidentiels transmis par BlackBerry Messenger (BBM) sont étudiés à la loupe tandis que l’on cherche à expliquer pourquoi les gens sont descendus dans la rue, tout d’abord pour manifester contre un décès causé par une fusillade de la police, manifestation qui a pris par la suite des proportions et une signification complètement différentes.
  6. Il devait bien y avoir une raison pour laquelle les jeunes Britanniques ont jugé qu’il valait la peine d’allumer des incendies et de voler des marchandises par des vitrines brisées. Il était toutefois impossible d’obtenir la réponse à cette question en faisant une recherche dans Google.
  7. Research in Motion (RIM), dont le système BlackBerry était un dispositif mobile populaire auprès de tous les groupes démographiques du Royaume-Uni, est donc devenu le point central d’enquêtes dans l’enquête. Malgré sa promesse en matière de protection de la vie privée, RIM n’avait d’autre choix que d’exprimer sa volonté de collaborer avec les autorités, si l’entreprise était tenue, par la loi, de retracer certains renseignements sur un utilisateur.
  8. Ce n’est peut-être pas parce qu’on leur avait promis un service de messagerie hautement crypté que tous les abonnés susceptibles de participer à une émeute sont descendus dans la rue, mais cette promesse a probablement fait en sorte qu’ils estimaient que les messages BBM ne pouvaient pas être facilement interceptés. Les conséquences associées aux indiscrétions dans les médias sociaux publics pourraient également être élargies aux services privés. De même, les services de police du Canada ont fait frémir les utilisateurs de Facebook et Skype, leurs craintes se fondant sur des préoccupations semblables concernant le crime et la sécurité publique.
  9. Plus la part de nos vies professionnelle et sociale qui se passe en ligne est grande, plus il devient facile de divulguer volontairement des renseignements pouvant être retracés et révéler un comportement douteux. Par conséquent, même si nous ne sommes pas nécessairement responsables des renseignements volontairement divulgués, il se peut qu’une autre personne le soit.
  10. Toutefois, les mauvaises interprétations ou une erreur dans l’identification d’une personne en fonction des faits présentés peuvent laisser des cicatrices permanentes. C’est particulièrement le cas lorsque le système juridique se fonde sur un concept clair de peines d’emprisonnement ou d’amendes à payer. Google ne semble pas pardonner aussi facilement. En effet, dans ce cas, l’histoire n’est pas écrite par ceux qui gagnent, mais est plutôt manipulée par ceux qui contrôlent le mieux le point de vue qui sera privilégié — ou qui savent manipuler les moteurs de recherche.

Violence et médias

  1. Traditionnellement, les journalistes servaient d’intermédiaires entre les services de police et le public. Les histoires de crime et autres histoires liées à la sécurité attiraient un large public, ce qui était intéressant pour les annonceurs. Rien de tout cela n’aurait été possible sans un sentiment général de confiance.
  2. Cependant, comme de plus en plus de gens ont accès à des plates formes d’autopublication, les médias grand public sont soumis à l’examen public. Puisque des renseignements auparavant utilisés de façon sélective pour la rédaction d’articles sont de plus en plus souvent publiés en ligne — sans filtre —, les rédacteurs et les journalistes sont, en théorie, soumis à une norme plus élevée, ou risquent de voir leur crédibilité entachée par la vérité nue.
  3. Ces nouvelles réalités ont amené davantage de lecteurs à se demander s’ils devaient faire confiance aux journalistes, particulièrement ceux travaillant pour une organisation ayant des intérêts commerciaux ou une position politique. Les observateurs étaient désormais tout aussi susceptibles d’être observés.
  4. Ce climat s’accompagnait d’une augmentation du nombre de caméras, y compris du côté de la police. Même si la majorité des citoyens respectueux des lois ne se préoccupent pas de la surveillance, puisqu’ils croient que cette surveillance leur assure une plus grande sécurité, la situation trouble ceux qui sont le plus conscients du nombre croissant de caméras. Surtout si l’on tient compte du fait qu’il a été montré que les systèmes de télévision en circuit fermé n’ont pas dissuadé les criminels, mais leur ont seulement compliqué la vie.
  5. Les émeutes sont une version amplifiée des répercussions générales de l’augmentation du nombre de télévisions en circuit fermé. Ceux qui savent que leurs activités criminelles seront filmées auront recours à des complices qui rendront leurs activités moins suspectes. Et une opération criminelle plus élaborée signifie un plus grand nombre de victimes.
  6. Limiter l’accès grâce aux technologies personnelles, comme l’a ouvertement envisagé le premier ministre britannique David Cameron, n’est pas non plus une option. Particulièrement lorsque les réseaux sociaux qui ont été accusés d’encourager les émeutes ont réussi à rallier encore plus de gens prêts à nettoyer les rues le lendemain matin.
  7. Lorsque les outils faisant appel aux communications en ligne et aux médias sociaux sont utilisés de façon constructive, plutôt que de façon destructive et irresponsable, le média à proprement parler devient plus crédible qu’un seul utilisateur ou une seule personne, et plus puissant que toute autorité gouvernementale.
  8. La difficulté à laquelle fait face notre société maintenant si branchée et si réseautée est d’accepter l’extraordinaire difficulté pour les notions courantes que nous associons à la primauté du droit de tenir le coup face aux effets discursifs instantanés des nouveaux médias.
  9. Les audiences publiques, les jurés qui n’ont aucun préjugé, l’équité procédurale et l’application régulière de la loi sont des éléments qui ont été peaufinés sur plusieurs siècles, dans un monde juridique qui ne connaissait que l’encre et le papier. Nous entendons de toutes parts que tout cela n’est plus vraiment important.
  10. Bien au contraire, pour que la primauté du droit soit maintenue, elle doit faire l’objet d’un processus démocratique, du bas vers le haut, ses sources doivent être exposées, et elle doit devenir transparente et accessible afin de refléter les valeurs et la culture de la société dans son ensemble, à mesure qu’elle évolue.
  11. Partout dans le monde, les émeutes et les désordres sociaux, bien que fondés sur des préoccupations sociales réelles, sont devenus inextricablement liés à l’utilisation et à la propagation des médias sociaux. Le Canada a été témoin de ce changement profond au cours de deux événements récents, qui ont eu lieu à un an d’intervalle : les manifestations politiques au sommet du G20 à Toronto en juin 2010 et les émeutes de la Coupe Stanley, lorsque les Canucks de Vancouver se sont fait éliminer à Vancouver en juin 2011. Dans les deux cas, les médias sociaux ont joué un rôle central et ont amplifié et enregistré ces troubles.
  12. Si nous voulons être en mesure de réagir à ces nouveaux phénomènes, et, potentiellement, de les réglementer, il nous faudra comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les événements perturbateurs. Bien que nos environnements culturels semblent souvent invisibles, il s’agit également de sources incroyables de connaissances sur la voie que nous empruntons — pas seulement l’étape où nous en sommes.
  13. L’arrivée de ces nouveaux outils d’expression personnelle et d’observation a été plus inattendue que les événements dans lesquels ils ont joué un rôle, puisque le Sommet du G7 avait déjà provoqué des manifestations controversées à Toronto en 1988 et qu’il y avait déjà eu une émeute de la Coupe Stanley à Vancouver lorsque les Canucks avaient perdu un match en 1994. Par contre, les services policiers qui se sont préparés à réagir en fonction des désordres dont ils avaient été témoins par le passé ont dû faire face, deux décennies plus tard, à un ensemble tout à fait différent de circonstances attribuables à la technologie.
  14. L’ère de l’information en constante accélération a alimenté une « peur de manquer quelque chose », et a arrêté notre capacité d’attention limitée à la nature immédiate du moment, nous empêchant d’aspirer à la rationalité fondée sur une large perspective et les conséquences possibles. En raison du rythme rapide des médias sociaux et de l’excitation causée par une réaction instantanée, les utilisateurs fanatiques sont obsédés par le fait de saisir « le moment présent ». Le fait de communiquer une expérience fait maintenant partie intégrante de l’expérience. Par exemple, lorsqu’il est question d’être au cœur d’un affrontement potentiel avec les autorités, le grand nombre de caméras présentes sur les lieux peut contribuer à un plus grand sentiment de responsabilité.
  15. Toutefois, le déséquilibre du pouvoir entre l’État et les citoyens continue d’être problématique. Selon les expériences de Toronto et de Vancouver, l’utilisation répandue des médias sociaux complique souvent les affrontements, et alimente une hostilité encore plus grande en ligne, après les faits. Le gouvernement et les critiques ont misé sur leur perception de l’événement, et ni un ni l’autre n’a cédé du terrain.
  16. Le pouvoir de la recherche d’attention alimentée par les médias sociaux peut contribuer à justifier tout geste posé dans le feu de l’action. Les amis Facebook seront impressionnés par des photos prises au cœur d’un événement qui a fait les manchettes — de plus, plus la situation est dangereuse, plus la photo fera une excellente photo de profil. Cette situation peut rapidement donner lieu à une dynamique de recherche de sensations fortes — l’équivalent politique de la célébrité.
  17. Peu importe les efforts déployés pour intimider les jeunes au moyen des outils de la société de surveillance, la foule apporte un sentiment de sécurité — comme le démontre le fait que certaines des personnes qui ont été prises à faire du pillage en Angleterre, au mois d’août, avaient un emploi décent et un passé stable. En occident, à mesure que la population vieillit, un conflit générationnel s’installe. Les jeunes des États-Unis, du Royaume-Uni et du Canada, qui, auparavant, n’étaient que source de contrariété, sont maintenant de plus en plus craints, et font l’objet d’un niveau accru de surveillance et de contrôle.
  18. De plus, les foules attirent les foules. Et lorsqu’il n’est plus possible d’attirer l’attention en observant le chaos dans les rues, les exhibitionnistes des médias sociaux peuvent changer de rôle et devenir des justiciers en ligne, en exprimant leur mépris à l’égard du comportement auquel ils ont eux mêmes contribué la nuit précédente.
  19. Pouvons-nous blâmer les consommateurs actuels de nouvelles en ligne d’avoir intériorisé le vieil aphorisme journalistique, « le sang fait la une »? Maintenant que des outils de diffusion sont accessibles à tous ceux qui possèdent un appareil mobile, il pourrait être nécessaire de sensibiliser davantage le public aux lois qui ont permis de créer des médias canadiens grand public civils, même si le désordre public pourrait forcer l’adoption d’un nouveau modèle de réglementation.
  20. Il se peut que nous soyons témoins de l’apparition d’une nouvelle culture, qui nous permettrait d’obliger les autorités à rendre des comptes d’une façon autrefois inimaginable, et que le système de justice devra s’adapter. Des blogueurs se tiennent aux aguets dans chaque conférence de presse, on retrouve sur YouTube toutes les interventions policières importantes et on peut écouter des enregistrements par téléphone cellulaire de tout discours politique ainsi que de toute moquerie qui n’était pas destinée à l’enregistrement.
  21. Ce changement technologique est-il prometteur pour l’avancement de notre société? L’ordre établi sera-t-il remplacé de façon permanente par le spectacle de médias sociaux?

Conclusion — Le pouvoir de séduction du spectacle

  1. La peur de manquer quelque chose est ce qui caractérise notre époque. La compulsion sociale actuelle à vouloir connaître tous les détails publiés dans les médias sociaux accapare l’attention de gens de tous les âges et de tous les milieux sociaux, qu’il s’agisse de jeter un coup d’œil machinal à un téléphone intelligent durant un événement social, ou de consacrer beaucoup de temps à du voyeurisme en ligne.
  2. Cependant, un accès constant à des renseignements sur l’expérience en temps réel des autres n’empêche pas les gens de vouloir faire partie d’une expérience collective. La carte numérique n’est pas un territoire. En fait, les mises à jour sur un événement se déroulant à proximité augmentent le désir de se rendre sur les lieux pour en être directement témoin.
  3. L’effet des réseaux peut certainement être positif — comme être témoin d’une « foule éclair » qui interprète des chants de Noël, ou dessiner à la craie un hommage à Jack Layton, sans mentionner le renversement d’un dictateur au Moyen-Orient. Toutefois, les mêmes impulsions ont également joué un rôle dans des événements ayant eu des conséquences négatives.
  4. Twitter a été cité comme un des facteurs ayant contribué aux actes de violence qui ont suivi la dernière partie de la finale de la Coupe Stanley, ne serait ce que le message affiché par un utilisateur dans les minutes qui ont suivi la victoire des Canucks qui disait : « On se prépare à une émeute, Vancouver » [traduction].
  5. Tout de même, ce n’est pas ce seul message affiché en ligne qui a fait en sorte que 150 000 personnes ont causé des dommages dans les rues du centre-ville — surtout que bon nombre d’entre elles s’y trouvaient déjà. Bien souvent, quand les événements viennent tout juste de survenir et que les esprits sont échauffés, nous oublions que l’art et la technologie ne font que refléter la société; ils ne la façonnent pas. Bien souvent, les médias sociaux reflètent simplement une réalité plus vaste; leur capacité à façonner les événements est bien souvent surestimée.
  6. En fait, l’anticipation d’une autre émeute était fondée sur les troubles de 1994, lorsque la technologie permettant de transmettre ces messages en était encore à ses balbutiements, et certainement pas à des appareils que les gens avaient dans leur poche. Comme Twitter n’avait pas encore été inventé, il n’était certainement pas responsable de la situation. Les adolescents qui ont causé l’émeute cette fois n’étaient pas là en 1994.
  7. C’est dans cet état paradoxal que se trouve le Canada. La génération numérique a grandi dans un monde où les caméras sont partout, et où il est possible de transmettre les images qu’elles enregistrent au reste du monde en quelques secondes. Une génération entière a grandi dans des écoles surveillées, des autobus surveillés par un système de télévision en circuit fermé et des quartiers surveillés et clôturés.
  8. Est-ce que les moins de 25 ans ne devraient pas être les plus préoccupés par leur comportement public? Comment peuvent ils ignorer que tous leurs exploits peuvent être enregistrés, alors que ce sont leurs copains qui sont derrière la caméra?
  9. Ils ont laissé tomber leurs inhibitions et ont fait taire leur intuition lorsqu’ils se sont retrouvés au cœur de l’action. Il s’agit d’un groupe qui a grandi avec la téléréalité et les blogues de célébrité. La peur des conséquences à long terme a donc été éclipsée par la peur de manquer quelque chose.
  10. Toutefois, après coup, une foule différente s’est manifestée. Et son comportement revanchard était bien plus une menace aux normes sociales, à la cohésion et à la confiance que toute voiture en flamme ou toute vitrine brisée. Le désir d’identifier et de pointer du doigt les personnes soupçonnées d’avoir participé à l’émeute a mené à la création de groupes Facebook et d’autres sites Web de photos, en espérant que le lien serait fait instantanément entre les visages reconnaissables et le nom des personnes concernées.
  11. Qui a besoin des rigueurs et des lenteurs du système de justice canadien quand, après tout, une foule de justiciers en ligne est prête à tenir simultanément le procès et l’exécution en ligne?
  12. Dans ce modèle, la surveillance remplace la loi, les caméras deviennent les jurés, les blogueurs anonymes, les juges, et tout un chacun peut jouer le rôle du bourreau. L’effet corrosif sur notre système de justice et la primauté du droit est instantané.
  13. Pour ceux qui souhaitaient blâmer et pointer du doigt tous les émeutiers qui pouvaient être facilement identifiés grâce aux photos affichées, cette méthode était inévitablement efficace. Par exemple, une vedette de water-polo de 17 ans a été vivement attaquée en raison d’une photo qui le montrait en train de tenter de mettre le feu à une voiture de police. Des excuses publiques expliquant qu’il s’était laissé emporter n’ont pas suffi pour empêcher le jeune homme d’être suspendu de l’équipe. Son père a dû suspendre sa pratique médicale et la famille a dû quitter son domicile.
  14. Pour les citoyens du Canada du XXIe siècle, un pays que l’on croirait éduqué et éclairé, avoir recours à cette forme d’ostracisme et de justice sommaire est remarquable. Tout d’abord, des particuliers assument la responsabilité des pratiques et des outils de surveillance, puis semblent ensuite juger bon d’appliquer la loi eux-mêmes.
  15. Si une photo semblable avait circulé en 1994, le sort de l’adolescent aurait été principalement déterminé par le système de justice pénale — en partie grâce aux mesures de protection accordées à un jeune contrevenant, et en partie parce qu’il y avait peu de façons de le couvrir de honte. L’avancée des technologies personnelles pourrait en fait faire reculer notre sens de la citoyenneté et de la communauté.
  16. Les plates-formes de publication personnelles peuvent faire en sorte que des suspects sont identifiés à tort et humiliés avant leur arrestation ou leur procès. Elles donnent également le champ libre aux mauvais plaisantins. Il suffit de peu pour qu’un commentaire scandaleux devienne viral — particulièrement si le moment est bien choisi.
  17. Une mise à jour du statut d’un individu sur Facebook, qui s’est vanté d’une série improbable d’affrontements violents avec les services policiers durant les émeutes de la Coupe Stanley, a fait un scandale lorsqu’elle a fait son chemin sur le Web. Toutefois, la présumée confession a attiré moins de curiosité morbide que le présumé coupable, qui, à force d’intimidation, a été forcé de dire la vérité.
  18. Toute personne qui croit naïvement que les communications en ligne nous rapprochent de la vérité et d’une compréhension commune doit sûrement remettre en question ses croyances. La vitesse du jugement porté par les justiciers en ligne a déjà commencé à nuire à nos tribunaux, à nos collectivités et aux principes de base de la justice que le Canada a mis en place au cours des cent dernières années. La peur de manquer quelque chose prend un sens différent dans cette situation. Il suffit que vous vous retrouviez au mauvais endroit au mauvais moment — ou même qu’un membre de votre parenté se retrouve dans cette situation — et toutes les présumées protections que le système devrait vous offrir peuvent rapidement s’évaporer.

Post-scriptum : Vers une réglementation de la surveillance par les citoyens?

  1. On peut affirmer qu’il existe très peu de méthodes permettant de contrôler la façon dont les gens utilisent la technologie. Nous pouvons enseigner aux gens à utiliser les nouveaux outils, mais il est très difficile de restreindre et de limiter leur utilisation, et, au bout du compte, tout cela est futile. Toutefois, si la société apprend à mieux comprendre les répercussions de ses excès, une culture globale moins conflictuelle pourrait voir le jour. L’exposition à la technologie peut nous désensibiliser, mais l’expérience et l’éducation peuvent neutraliser ce conditionnement.
  2. À l’inverse, si les gens tombent de plus en plus souvent sur leurs indiscrétions personnelles ou des critiques peu flatteuses de leur comportement antérieur en faisant des recherches, les dommages à long terme s’annuleront peut-être. Les erreurs d’une personne en particulier se noieront dans le bruit numérique que forment les infortunes des autres.
  3. Il est certain que des renseignements personnels embarrassants qui auraient autrefois terni la réputation de candidats à une élection, il y a de ça seulement quelques années, semblent maintenant futiles, puisque n’importe qui pourrait se retrouver dans cette situation. Mais puisque ce type de liberté varie encore selon l’endroit où on se trouve et la génération à laquelle on appartient, il faudra peut-être du temps pour que les électeurs cessent d’accorder de l’importance à ce qu’ils voient dans le rétroviseur.
  4. Toutefois, même les tabloïds se sont vus dans l’obligation de tenir davantage compte du contexte. Avant les dernières élections fédérales, un reportage de Sun Media qui signalait que Jack Layton s’était fait arrêter par la police dans un salon de massage opérant sans permis 15 ans avant son triomphe électoral a été perçu par le public comme étant bien plus sordide que l’anecdote à proprement parler.
  5. Par conséquent, s’il peut être plus embarrassant d’attirer l’attention en ligne sur les soi-disant mauvaises actions d’une autre personne que de commettre l’infraction à proprement parler, la plupart des gens résisteront à la tentation de porter atteinte à la vie privée d’une autre personne. Avons-nous besoin d’un mécanisme servant à pointer du doigt ceux qui pointent du doigt, ou devons-nous simplement insister pour connaître leurs motifs?
  6. L’adoption de politiques d’authentification plus sévères, comme les commentaires sur le site Web géré par Facebook ou l’insistance controversée de Google pour que les utilisateurs de son réseau social donnent leur vrai nom, laisse croire que les entreprises tentent d’encourager une plus grande responsabilité et un plus grand civisme en ligne et de faire respecter ce genre de directives.
  7. Le journalisme a été défendu en tant que profession en raison des responsabilités qui découlent de la gestion d’une entreprise, qui fait en sorte que l’on doit tenir compte des lois sur la responsabilité délictuelle. Cette culture de contrôle n’est peut-être pas en place en ligne. Toutefois, la plupart des administrateurs de sites populaires de contenu généré par les utilisateurs ont élaboré des normes, en partie en raison des responsabilités associées à la propagation de propos diffamatoires. À mesure que les gens qui propagent des renseignements en ligne commencent à reconnaître les répercussions potentielles des renseignements qu’ils affichent, l’affichage en ligne de photos des actes de désobéissance civile pour encourager les informateurs et permettre l’identification des coupables pourrait ne plus fonctionner. Ce type d’action policière peut également mener à des poursuites.
  8. Les tentatives des services policiers pour supprimer les preuves de leur conduite peuvent également se retourner contre eux, bien sûr, comme le montrent les répercussions du Sommet du G20. La vidéo d’un agent ordonnant à un manifestant de ne pas lui souffler de bulles de savon au visage a mené à une parodie en animation de l’« agent bubulle » (Officer Bubbles) — l’agent est devenu encore plus tristement célèbre après avoir poursuivi pour diffamation les personnes qui ont fait des commentaires à son sujet sur YouTube. Bien que les démarches juridiques aient semblé ridicules, l’agent est devenu bien connu du public, et les utilisateurs de Twitter gazouillent lorsqu’ils le voient patrouiller. Le débat entourant l’affrontement de départ nous amène également à nous demander si tout agent qualifié, dans cette situation, pouvait légitimement se demander si le liquide qui était soufflé vers lui était simplement du savon.
  9. Que se serait-il passé si on avait appris que le « couple qui s’embrasse » durant les émeutes de la Coupe Stanley était descendu dans la rue à la recherche de sensations fortes? Aurait-il semblé plus déviant que le jeune joueur de water-polo qui a été pris en photo tenant un chiffon et un briquet, près du réservoir d’essence d’une voiture de police?
  10. Le tribunal de l’opinion publique est peut-être déjà plus puissant que les tribunaux officiels, ne serait-ce que parce que le premier a l’avantage d’être instantané et d’avoir une portée mondiale. L’opinion publique a la capacité de juger tout un chacun, en tout temps et pour toujours. Même si les tribunaux de droit ne devraient jamais chercher à rendre justice aussi rapidement, ils devront tout de même reconnaître l’écart perçu au chapitre de la pertinence, de l’accessibilité et de l’autorité.
  11. La technologie est bien souvent perçue à tort comme une force de la nature dont les répercussions sont inévitables, et qu’il est impossible de réglementer. D’un autre côté, on sous-estime bien souvent les répercussions de la culture — particulièrement lorsqu’il s’agit d’une culture n’ayant pas de réel précédent avant ce nouveau siècle.
  12. Toutefois, le Canada est actif depuis longtemps dans le domaine de la réglementation culturelle. La gouvernance liée aux préoccupations sociales s’est amplifiée au fil des décennies et tient compte des désirs ou des craintes du public, de ses demandes ou de ses espoirs. Il est peut-être temps qu’un processus semblable soit appliqué à l’utilisation et à la réglementation de la technologie, plus particulièrement la technologie de surveillance — ainsi qu’au pouvoir que confère l’attention que l’on attire sur soi.

Aucun droit à l’erreur ou à l’oubli : la protection de la vie privée à l’ère des médias sociaux, par Kent Glowinski

On n’oublie jamais trop tôt nos erreurs et nos méfaits; les ressasser ne fait qu’aggraver la faute
- Henry David Thoreau

Nul homme n’est assez riche pour racheter son passé.
- Oscar Wilde

Assis en face de Bob (ce n’est pas son vrai nom) au café, vous ne pourriez jamais deviner que cet homme d’affaires de la classe moyenne, âgé d’une soixantaine d’années, qui habite dans une région rurale du Canada, a été revendeur de drogues, a endommagé quelques voitures dans des courses automobiles illégales lorsqu’il était adolescent et a un dossier criminel actif. Vous verriez un homme rasé de près, membre respecté de la Chambre de commerce locale, qui tient un restaurant populaire auprès de sa famille. Comme la plupart des gens qui ont vécu leur jeunesse avant 1990, Bob a eu le droit d’être oublié. Il a posé des gestes stupides lorsqu’il était jeune, en a payé le prix, puis il a mûri. Comme on peut le constater, il est devenu un membre productif et utile de la société canadienne. Comme tout le monde, à un moment ou à un autre, il a commis des erreurs.

Toutefois, avec la venue des médias sociaux (Facebook, Twitter, Myspace, etc.) et l’utilisation presque universelle des appareils numériques, les Canadiennes et les Canadiens n’ont plus le droit de se faire oublier, et les erreurs coûtent cher. Avant l’avènement des médias sociaux, un crime commis dans une petite ville du Canada aurait été mentionné dans le journal local, puis aurait été classé sur une microfiche dans une vieille bibliothèque publique poussiéreuse; maintenant, avec les médias sociaux, ce crime est susceptible d’être diffusé simultanément, de faire l’objet d’un gazouillis ou d’être affiché sur Facebook, ce qui à la fois donne à l’État un dossier complet d’éléments de preuve concernant le crime qu’il peut utiliser contre le coupable, mais également un dossier en ligne plus insidieux, qui dure toute une vie, et qui peut être utilisé pour embarrasser, harceler ou calomnier le coupable jusqu’à la fin des temps.

Les gens ne prennent pas plus ou moins de mauvaises décisions que par le passé. Bien des gens font aujourd’hui ce que Bob a fait il y a 40 ans : poser des gestes de vandalisme, se battre dans la cour d’école ou fumer un joint à une soirée. La différence pour Bob est qu’il n’existe aucun dossier permanent objectif de la plupart de ces écarts de conduite. Les témoins oublient, les souvenirs s’effacent et les gens pardonnent. Le temps guérit toutes les blessures. Or, les médias sociaux permettent la documentation, l’enregistrement et l’affichage de ces mêmes écarts de conduite et les rendent permanents et intemporels. Une fois que l’acte a fait l’objet d’un gazouillis, puis d’un gazouillis partagé et partagé encore, l’information est intégrée à un dossier électronique permanent. Il faudrait donc maintenant dire : l’intemporalité empêche les blessures de guérir.

Avant l’invention des médias sociaux, il y avait certains avantages pour Bob et sa génération. En effet, les médias fonctionnaient par région. Il était trop coûteux de leur faire compétition. Il fallait une certaine scolarité pour entrer dans le milieu, on savait exactement qui étaient les journalistes et on pouvait les forcer à respecter la loi, et (bien que cet aspect soit ouvert au débat), les journalistes respectaient volontairement un code d’éthique journalistique. Toutefois, depuis l’arrivée des médias sociaux, toute personne ayant une caméra sur son téléphone cellulaire et un compte Twitter peut diffuser des renseignements sur les autres — ce qui en fait un journaliste citoyen. Toutefois, contrairement aux journalistes qui, avant l’arrivée des médias sociaux, étaient rattachés à une institution en particulier, les journalistes sont maintenant des membres du grand public, susceptibles de ne pas bien connaître les lois visant à protéger la vie privée, notamment pour protéger l’identité des personnes accusées ayant moins de 18 ansNote de bas de page 1. Bref, les médias sociaux ont contribué à créer toute une « promotion » de journalistes justiciers.

Ce qui revient à dire que, depuis la venue des médias sociaux, nous vivons dans un monde où les renseignements personnels ne peuvent être contenus ou contrôlés. Malgré le fait que les commissaires fédéraux et provinciaux à la protection de la vie privée encouragent les utilisateurs des médias sociaux à utiliser les paramètres symboliques de protection de la vie privéeNote de bas de page 2 qui sont offerts, toute tentative pour contrôler les renseignements sur la vie privée est entravée par le fait qu’il n’existe aucun paramètre de sécurité permettant d’empêcher les gens d’afficher des renseignements personnels sur quelqu’un d’autre dans les médias sociauxNote de bas de page 3. On peut prendre comme exemple la fonction d’« identification » d’autres personnes dans des photos sur Facebook ou le fait de gazouiller, d’afficher un article de blogue ou d’afficher des renseignements au sujet d’une autre personne sans son consentement ou sans qu’elle le sacheNote de bas de page 4.

En réalité, depuis la venue des médias sociaux, le fait de boycotter ou d’éviter l’utilisation des applications de médias sociaux n’empêchera pas une personne de voir ses renseignements personnels affichés en ligne. Que nous le voulions ou non, nous sommes connectés au reste du monde.

Sans le savoir, la génération de Bob a peut être été la dernière à avoir le droit à l’erreur. À cette époque, on avait le droit d’être oublié et le privilège de recommencer à zéro — n’importe qui avait alors la capacité, au sens figuré, de disparaître dans les montagnes, de s’isoler et de vivre loin du reste de la société.

Depuis la venue des médias sociaux, le monde oublie moins, et par le fait même pardonne moins. Le monde entier est témoin des erreurs, et transmet tout un monde de honte, de scandales moraux et de souvenirs. Une virée en voiture enregistrée et affichée en ligne n’est plus seulement un moment où une personne a manqué de jugement et a fait preuve de spontanéité et d’irresponsabilité, mais devient une condamnation pour conduite dangereuse; un acte de vandalisme mineur enregistré par une caméra numérique et affiché sur Facebook devient un acte de terrorisme, et le délinquant, sa famille et son employeur reçoivent des menaces de mortNote de bas de page 5. Les erreurs sont exagérées et multipliées, archivées dans le monde numérique pour l’éternité, et, en raison des algorithmes de recherche Internet sophistiqués en constante évolution, deviennent les éléments de base qui définissent notre réputation dans le monde pour le reste de notre vie. Il est impossible de remettre le génie dans sa lampe. Nous sommes esclaves des moments embarrassants, des gestes illégaux et des comportements inappropriés de notre passé, et ce sont les médias sociaux qu’il faut remercier.

Le présent document traitera de l’évolution de la jurisprudence et du traitement juridique des médias sociaux au Canada, particulièrement dans le contexte de la volonté apparente de certains citoyens de communiquer et de diffuser activement des renseignements incriminants sur leur implication dans un crime, l’inclination des gens à saisir et à diffuser les renseignements sur le comportement criminel d’autrui (surveillance des citoyens par les citoyens, ou journalisme citoyen) et la surveillance proactive des médias sociaux, par la police et sa participation à ces réseaux.

Comme nous le verrons, la protection de la vie privée n’est pas, à proprement parler un droit en soi, mais plutôt un ensemble de droits dont la composition change à tout moment, selon les valeurs de la société, la jurisprudence et la volonté politique (ou son absence). Dans notre monde de médias sociaux, cet ensemble de droits ne comprend pas le droit de commettre quelques erreurs — et de s’en tirer. Les crimes sans victimes et les délits mineurs ne sont pas balayés du revers de la main, parce qu’ils sont maintenant visibles et diffusés et restent dans la mémoire. C’est l’aspect le plus fondamentalement troublant : il n’y a plus de deuxième chance. Il n’y a aucune fonction de suppression. Il n’y a aucune fonction de modification. Il est impossible d’ajouter une déclaration personnelle et d’expliquer quelque peu le contexte. On ne vous demande pas « Voulez-vous vraiment afficher ceci? » lorsque vous vous apprêtez à mettre en ligne des renseignements stupides, illégaux ou inappropriés.

Ces renseignements ne peuvent pas être supprimés de la mémoire.

Qu’est ce que la protection de la vie privée et qu’est ce que le droit à la vie privée?

Je n’ai jamais dit « je veux être seule ». J’ai dit : « Je veux qu’on me laisse seule. » Il y a une grande différence.
- Greta Garbo

Il n’existe aucune définition concluante de la « protection de la vie privée ».

Sur le site Web du Secrétariat du Conseil du Trésor, le Conseil du Trésor explique la protection de la vie privée de la façon suivante :

« Au sens classique ou historique, la vie privée a été définie comme “le droit de vivre en paix”. Au 21e siècle, cependant, la vie privée a revêtu plusieurs dimensions. Pour certaines personnes, la vie privée signifie avoir droit à un espace privé, pouvoir effectuer des communications privées, être libre de toute surveillance et respecter le caractère sacré de la personneNote de bas de page 6

Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada définit ainsi la protection de la vie privée :

« […] le droit d’une personne de contrôler l’accès à sa personne et aux renseignements qui la concernent. Le droit à la vie privée signifie que la personne décide des renseignements qui sont divulgués, à qui et à quelles finsNote de bas de page 7. »

Il est également important de tenir compte de la définition juridique de la protection de la vie privée, et des différences entre la protection de la vie privée en tant que cause civile entre deux citoyens, et la protection de la vie privée en tant que mesures de protection et droit constitutionnel, entre l’État et ses citoyens.

Du point de vue civil et juridique, il n’existe pas, au Canada, de recours en vertu de la common law, portant précisément sur l’atteinte à la vie privée. Il existe seulement des recours législatifs dans les diverses provinces. En Ontario, les tribunaux ont conclu irréfutablement, après plusieurs années de débat sur l’existence d’une cause d’action, qu’il existait bel et bien un délit d’atteinte à la vie privée lié à l’intrusion dans l’intimitéNote de bas de page 8. En Colombie Britannique, bien qu’il existe une loi provinciale, la Privacy Act, RSBC 1996, chap. 373Note de bas de page 9, qui permet d’intenter une poursuite fondée sur une cause d’action législative, il est difficile de déterminer l’ampleur générale des dommages intérêts liés à l’atteinte à la vie privée à proprement parler, puisque les poursuites à cet égard font généralement partie d’une poursuite pour diffamation ayant une plus grande portée. De toutes les provinces, c’est le Québec qui semble avoir les mesures civiles de protection de la vie privée des citoyens les plus solides, grâce au Code civil du Québec, LRQ, chap. C 1991Note de bas de page 10 ainsi qu’à la Charte des droits et libertés de la personne, LRQ, chap. C 12, qui reconnaît de façon claire la protection de la vie privée comme un droit fondamental de la personneNote de bas de page 11. Toutefois, dans les litiges civils qui ont réellement été traités au Québec, l’atteinte à la vie privée mène rarement à un dédommagement important — ce qui remet en question l’importance réelle de la protection de la vie privée en tant que droit de la personne au QuébecNote de bas de page 12.

Au fédéral, la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, chap. 5 (LPRPDE) fournit une cause d’action législative contre une organisation qui a contrevenu à la Loi, mais, pour pouvoir entamer une poursuite, il faut déposer une plainte au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada et attendre que la commissaire formule des conclusions ou annule la plainteNote de bas de page 13. Les enquêtes qui mènent à ces conclusions peuvent prendre plusieurs mois ou même plusieurs annéesNote de bas de page 14.

Pour ce qui est de la protection de la vie privée entre l’État et le citoyen, par exemple lorsque la police enquête sur un crime ou procède à des fouilles, c’est l’article 8 de la Charte des droits et libertés et la jurisprudence en constante évolution, qui définissent le droit des citoyens à la vie privée au Canada.

Comme le droit criminel et la jurisprudence canadienne l’ont établi, le « droit à la vie privée » n’est pas un droit isolé, mais plutôt un ensemble de droits, dont la composition dépend des circonstances et du contexte. Les tribunaux déterminent s’il existe un droit à la vie privée, selon le critère juridique appelé attente raisonnable en matière de vie privée, que nous présenterons ci dessous, et qui semble être une cible en mouvement.

Article 8 de la Charte des droits et libertés :

« Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. »

La Cour suprême du Canada a déterminé que l’article 8 inclut un droit constitutionnel à la protection de la vie privée, plus particulièrement :

« L’examen des motifs de notre Cour dans Hunter, précité, constitue le point de départ approprié dans les affaires concernant l’art. 8. Dans cet arrêt, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a conclu que le caractère raisonnable d’une fouille, perquisition ou saisie est mesuré en soupesant l’intérêt de l’État à faire appliquer la loi et celui de l’individu à faire respecter sa vie privée. Cependant, il a également statué que la Charte ne pouvait pas protéger et ne protégeait pas contre toutes et chacune des intrusions de l’État dans la vie des individus. Mais qu’au contraire, l’art. 8 n’entre en jeu que si l’individu alléguant la violation de la Charte peut démontrer qu’il a une attente raisonnable en matière de vie privée dans le lieu ayant fait l’objet d’une fouille ou perquisition ou dans le bien qui a été saisi. Si cette attente n’existe pas, il ne peut y avoir violation de la Charte, car l’art. 8 ne protège que les personnes, et non les lieux ou les chosesNote de bas de page 15. »

Toutefois, le droit à la vie privée, défini par la Cour, est souvent déterminé en fonction des faits. Il n’existe pas un critère juridique fondé sur des principes qui permettrait aux citoyens de déterminer avec précision s’ils peuvent ou non s’attendre raisonnablement à ce que leur vie privée soit protégée. Le concept de protection de la vie privée est tout simplement trop abstrait, et les décisions juridiques prises jusqu’à maintenant ne sont pas uniformes et prêtent à confusion :

« Le degré de vie privée protégé par la loi est étroitement lié à l’effet qu’une violation de ce droit aurait sur la liberté et la dignité de l’individu en cause. Par conséquent, on reconnaît à une personne une attente extrêmement élevée pour ce qui est de son intégrité physique (voir R. c. Stillman, 1997 CanLII 384 (C.S.C.), [1997] 1 R.C.S. 607, ou R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (C.S.C.), [1988] 2 R.C.S. 417) ou à sa résidence (voir R c. Feeney, 1997 CanLII 343 (C.S.C.), [1997] 2 R.C.S. 117), mais une attente beaucoup moins grande relativement à un véhicule dans lequel elle est simplement un passager (voir Belnavis, précité) ou à un appartement dans lequel elle est un visiteur (voir Edwards, précité)Note de bas de page 16. »

Puisque les tribunaux s’intéressent au critère juridique permettant d’établir si un citoyen a le droit de s’attendre raisonnablement à ce que l’on protège sa vie privée, comment les tribunaux contemporains perçoivent ils les attentes raisonnables des citoyens en matière de vie privée dans les médias sociaux?

Le statut juridique des médias sociaux face aux attentes raisonnables en matière de vie privée

Ma femme et moi avions décidé de ne laisser personne prendre des photos de notre domicile, parce que c’était notre dernier refuge. Les gens ont grimpé par dessus la clôture, ils ont pris des photos aériennes. Ils ont trouvé mon adresse et l’ont mise sur Internet.
- Steven Tyler

Les plus importants jugements sur le droit à la vie privée relativement aux médias sociaux sont principalement liés à des cas au civil, où une des parties souhaite avoir accès au compte Facebook, Twitter ou Myspace de l’autre partie, dans le contexte de la communication de la preuve.

Dans le cas néo brunswickois Carter c. Connors, 2009 NBBR 317, le juge Ferguson a accueilli la motion du défendeur qui souhaitait avoir accès à la page Facebook du demandeur, dans le contexte de la communication de la preuve. Il a conclu sa décision ainsi :

« […] je crois que la valeur probante des renseignements demandés est telle que la divulgation de ces renseignements ne portera pas atteinte à une attente raisonnable en matière de vie privée. Il en est ainsi parce que les renseignements demandés ne sont pas, du moins à cette étape de l’instance, des renseignements qui pourraient être considérés comme révélant des renseignements d’ordre très personnel relativement auxquels la plupart des Canadiens sensés auraient des attentes raisonnables en ce qui concerne le respect de leur confidentialité. Autrement dit, ils ne révèlent pas de “détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individuNote de bas de page 17”. »

Il semble également que les paramètres de protection de la vie privée choisis pour Facebook ne soient pas pertinents lorsque le tribunal permet l’accès au contenu d’une page Facebook. Comme le mentionnait le juge Brown dans l’affaire Leduc c. Roman, 2009 CanLII 6838 (ON SC) :

« Une personne qui a établi un accès privé ou limité à son profil Facebook se trouve dans la même position qu’une personne qui rend son profil accessible au publicNote de bas de page 18. [Traduction] »

Toutefois, dans Schuster c. Royal & Sun Alliance Insurance Company of Canada, 2009 CanLII 58971 (ON SC), le tribunal ontarien du même niveau que celui ayant statué dans l’affaire Leduc, le juge Price arrive à la conclusion suivante :

« La plaignante a établi ses paramètres de protection de la vie privée sur Facebook pour que l’information demeure privée, et a restreint le contenu à 67 « amis ». Elle n’a pas créé son profil en vue de le partager avec le grand public. Sauf si le demandeur établit qu’il a droit à ces renseignements, il faut respecter l’intérêt de la plaignante en matière de protection de la vie privée relativement aux renseignements qui figurent sur son profilNote de bas de page 19. [Traduction] »

Des photos de soirées affichées sur des profils dans les médias sociaux ont été admises comme éléments de preuve montrant la capacité d’une partie à un litige à prendre part à des activités sportives et récréatives : Cikojevic c. Timm, 2008 BCSC 74; R. (C.M.) c. R. (O.D.), 2008 NBBR 253; Kourtesis c. Joris, [2007] O.J. No 2677 (S.C.); Goodridge (Litigation Guardian of) c. King, 161 A.C.W.S. (3d) 984 (Ont. S.C.). Dans un des cas, des photos d’une soirée affichées sur une page MySpace ont permis de présenter une demande d’obtention de photos supplémentaires : Weber c. Dyck, [2007] O.J. No 2384 (S.C.).

Bref, il semble que, selon l’état actuel du droit, les Canadiennes et les Canadiens peuvent avoir des attentes raisonnables en matière de vie privée, dans le cas des renseignements qui figurent dans leur profil et dans les médias sociaux. Toutefois, il est peu probable que le choix de paramètres de protection de la vie privée plus élevés dans les médias sociaux ou les allégations de protection de la vie privée empêcheront les tribunaux, et, fort probablement, la police, d’avoir accès à ces renseignements. La seule façon pour les citoyens d’avoir de vrais droits juridiques en matière de protection de la vie privée en ce qui a trait aux applications de médias sociaux est d’éviter d’avoir des comptes ou des profils dans les sites ou les applications de médias sociaux. Même si une personne prend toutes les précautions nécessaires pour éviter d’utiliser les médias sociaux, ses renseignements personnels peuvent tout de même être exposés dans les médias sociaux, par d’autres citoyens.

Journalisme citoyen ou surveillance entre citoyens

Le journalisme consiste pour une large part à dire « Lord Jones est mort » à des gens qui n’ont jamais su que Lord Jones existait.
- G.K. Chesterton

Il est presque amusant de se rappeler qu’en 2002, les systèmes de télévision en circuit fermé (CCTV) dans les lieux publics étaient au cœur des préoccupations des commissaires canadiens à la protection de la vie privée. George Radwanski, alors commissaire à la protection de la vie privée du Canada avait alors déclaré que la surveillance vidéo dans les lieux publics était : « la question de protection de la vie privée de la plus urgente importance pour la société canadienne d’aujourd’huiNote de bas de page 20. [Traduction] »

Moins de 10 ans plus tard, les préoccupations se sont détournées de la surveillance menée par l’État et de ses répercussions pour la vie privée des citoyens, pour porter sur la surveillance entre citoyens à l’aide d’appareils numériques et des renseignements publiés et diffusés dans les médias sociaux (et ensuite susceptibles d’être lus par la police). Les émeutes qui ont eu lieu en 2011 après un match de hockey à Vancouver, en Colombie-Britannique, en sont un bon exemple : ce n’est pas la surveillance officielle exercée par l’État qui a mené à l’arrestation de la plupart des coupables présumés; c’est le travail de tous les citoyens ayant un téléphone cellulaire et de tous les commerces dotés d’une caméra, qui ont formé un réseau privé de surveillance publique complèteNote de bas de page 21.

Grâce à la présence d’appareils numériques à proximité des émeutes de Vancouver, les services de police de Vancouver ont reçu de la part de citoyens des millions d’images et de vidéos compromettantes montrant des émeutiersNote de bas de page 22. De plus, divers groupes de médias sociaux ont été créés par des citoyens, et non des organismes d’application de la loi, dans le seul but d’identifier les émeutiers et d’aider ainsi les services de police à porter des accusations contre les coupables présumésNote de bas de page 23.

La notion de citoyens surveillant d’autres citoyens ou agissant à titre de « journalistes citoyens » soulève d’autres questions troublantes : quelles sont les limites juridiques en matière de diffusion ou de publication de photos ou de renseignements personnels d’autres personnes dans les applications de médias sociaux — particulièrement dans le contexte d’accusations criminelles ou de poursuites en justice?

Toutefois, le premier grand dilemme est qu’il n’existe aucune définition objective de « journalisme citoyen ». En effet, il s’agit d’un terme autodescriptif; toute personne ayant un blogue ou une page Facebook peut s’autoproclamer journaliste citoyen. Aucune scolarité n’est requise, il n’existe aucun organisme de réglementation, et il n’est pas nécessaire de présenter sa candidature. Cela signifie également qu’il est difficile de déterminer si un citoyen mène ou non des activités de « journalisme » lorsqu’il affiche des photos ou des renseignements personnels d’autres personnes dans des applications de médias sociaux.

Mark Glaser, éditeur du blogue Media Shift a tenté de décrire le journalisme citoyen :

« Le principe du journalisme citoyen est que des gens sans formation professionnelle en journalisme peuvent utiliser les outils de la technologie moderne et la distribution mondiale d’Internet pour créer, compléter ou vérifier des renseignements affichés dans les médias, par eux mêmes ou en collaboration avec d’autres…

[…]

L’un des principaux concepts du journalisme citoyen, c’est que les journalistes et les producteurs des médias grand public ne sont plus le centre exclusif des connaissances sur un sujet que, collectivement, le public connaît bien mieux que le journaliste à lui seulNote de bas de page 24. [Traduction] »

Dans les médias grand public traditionnels, diverses règles et les directeurs de la rédaction établissent le format et le contenu des reportages, et ceux ci peuvent faire l’objet de sanctions, par l’entremise de la loi et d’ordonnances de non publication des tribunaux; les journalistes citoyens qui publient des renseignements dans les médias sociaux en ligne se trouvent encore dans une zone grise de la loi. L’un des exemples frappants est le fait que la Loi sur la diffamation, L.R.O. 1990, chap. L.12 de l’Ontario s’applique aux mots imprimés dans un « journal » ou « radiodiffusés ou télédiffusés » et offre aux journaux, radiodiffuseurs ou télédiffuseurs qui doivent se défendre un délai de six semaines au cours duquel ils devront recevoir un avis précisant le fait diffamatoire; il s’agit d’une condition préalable pour que soit lancée une poursuite pour diffamation. Depuis qu’Internet et les médias sociaux existent, les tribunaux ontariens ont dû déterminer si les renseignements contenus dans un blogue ou un site de réseau social constituent des mots « radiodiffusés ou télédiffusés » ou imprimés dans un « journal ».

Dans la décision de la Cour d’appel de l’Ontario Weiss c. Sawyer, 2002 CanLII 45064 (ON CA), la Cour d’appel a refusé de trancher si une version en ligne d’un journal était, en fait, un « journal », aux termes de la Loi sur la diffamation. Toutefois, au paragraphe 27 de l’affaire Ottawa-Carleton District School Board c. Scharf, 2007 CanLII 31571 (ON SC), le juge Morin a déclaré ce qui suit :

« Dans le cas présent, les mots diffamatoires n’étaient ni imprimés dans un journal ni radiodiffusés ou télédiffusés. Ils ont été publiés par courriel, télécopieur et site Web. On peut donc affirmer que l’avis requis par le paragraphe 5(1) de la Loi n’a pas à être fourni aux défendeursNote de bas de page 25. [Traduction] »

Bref, on pourrait conclure que les journalistes citoyens qui affichent des renseignements dans les applications des médias sociaux ne bénéficient pas des mêmes protections accordées aux médias grand public traditionnels, journaux, radio et télévision, dans le cadre de certaines poursuites civiles.

Toutefois, il y a peut-être une bonne raison de refuser de fournir certaines mesures de protection juridique aux citoyens qui choisissent d’afficher publiquement des photos, des commentaires et des renseignements personnels visant d’autres personnes, lorsqu’ils agissent prétendument à titre de journalistes citoyens.

Comme l’affirme Molly A. Dugan, professeur adjointe de journalisme et communications à l’Université d’État de Californie, à Sacramento, dans son document Journalism Ethics and the Independent Journalist, les journalistes citoyens ne se soumettent pas à un comité de lecture, ne subissent aucune conséquence lorsqu’ils publient des renseignements incorrects ou nuisibles, n’ont aucun code d’éthique à respecter, n’ont pas à éviter ou à déclarer les conflits d’intérêts et n’ont pas non plus à corriger les renseignements inexacts publiésNote de bas de page 26.

De même, dans une entrevue radiophonique à la CBC en 2009, Andrew Keen, auteur de l’ouvrage Le culte de l’amateur : comment Internet tue notre culture, a abordé la question de savoir si les journalistes citoyens, à l’ère des médias sociaux, sont des amateurs aux intérêts nobles ou de vulgaires fouines :

« Les citoyens et le journalisme n’ont rien en commun, et lorsqu’on rassemble ces deux concepts, on crée une situation très dangereuse. C’est comme dire que chaque personne qui souhaite changer le monde devrait se lancer et faire du journalisme. De cette façon, on remplace le professionnalisme par la vertu. Les bonnes intentions font d’une personne un bon journaliste, mais cette situation mène à l’incompétence.

Je ne suis pas contre la démocratisation des médias, du moment que des réviseurs et des gens compétents prennent part au processus. Ce qui me pose problème dans le contexte des blogues et de la révolution du Web 2.0, c’est l’idéalisation des amateurs, des innocents, de l’ancienne théorie de Rousseau selon laquelle l’enfant en sait plus que l’adulte. Je suis tout à fait en faveur des nouveaux magazines plus irrévérencieux ou des périodiques en ligne, qui remettront en question la sagesse populaireNote de bas de page 27. [Traduction] »

De plus, le journalisme citoyen et la surveillance non commerciale de citoyens par d’autres citoyens nesont visés par aucune loi provinciale ou fédérale. La Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C., 1985, chap. P 21Note de bas de page 28 s’applique seulement aux renseignements détenus par les institutions fédérales, tout comme c’est le cas pour la Loi sur l’accès à l’information et à la protection de la vie privée du gouvernement provincial. La LPRPDENote de bas de page 29 s’applique seulement aux renseignements personnels recueillis, utilisés ou communiqués dans le cadre d’activités commerciales, et il est très peu probable que les activités des journalistes citoyens soient commerciales. Il convient de mentionner que la LPRPDE comporte également une clause restrictive, à l’alinéa 4(2)c), qui exclut les renseignements personnels obtenus par une organisation à des fins journalistiques commerciales. La jurisprudence n’a pas déterminé si un journaliste citoyen peut en fait prendre part à des activités de journalisme commercial, au sens de la LPRPDE.

On peut également se demander si la surveillance de citoyens par d’autres citoyens, exercée pour des raisons non commerciales, dans le simple but de fournir à la police des preuves compromettantes contre la personne ciblée, fait du « surveillant » un agent de l’État, qui doit par ailleurs respecter toutes les contraintes juridiques et constitutionnelles qui se rattachent à ce rôle.

Comme le laisse voir également la réaction aux émeutes de Vancouver en 2011 dans les médias sociaux, les journalistes citoyens ne se croient pas tenus de respecter les contraintes juridiques imposées aux médias traditionnels. Prenez, par exemple, les photos et les renseignements sur l’identité des personnes ayant pris part aux émeutes, qui ont été affichés par des citoyens. Bon nombre des personnes accusées avaient moins de 18 ans, et étaient donc protégées par la partie 6 de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, chap. 1 : Dossiers et confidentialité des renseignements, Protection de la vie privée des adolescents. Malgré cette interdiction prévue par la loi, bon nombre de photos et de renseignements permettant d’identifier ces jeunes ont été affichés en ligne.

Plus précisément, l’article 110 de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents précise ce qui suit :

« 110. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, il est interdit de publier le nom d’un adolescent [défini comme une personne ayant moins de 18 ans] ou tout autre renseignement de nature à révéler qu’il a fait l’objet de mesures prises sous le régime de la présente loi. »

Un bon exemple est le cas d’un jeunne homme de 17 ans, de Vancouver, en Colombie Britannique, qu’on a vu sur vidéo présumément mettre le feu à une voiture des services de police de Vancouver. Sa photo a été affichée dans les médias sociaux, partout dans le monde, et il a été publiquement identifié dans ces applications de médias sociaux, puis, dans les médias grand publicNote de bas de page 30. Il est clair que ce jeune homme est devenu le bouc émissaire de la rage soulevée par les émeutiers de Vancouver, lorsqu’on a appris qu’il fréquentait une école privée, qu’il faisait partie d’une équipe de polo d’élite et qu’il venait d’un milieu privilégié — et qu’il n’était pas membre d’un petit groupe organisé d’anarchistes, ce que bien des gens croyaient (à tort) concernant les émeutiersNote de bas de page 31.

Si l’on examine la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, on comprend que la raison pour laquelle les jeunes qui commettent des crimes ne sont pas nommés ou identifiés est fondée sur le droit à l’oubli, le droit de commettre des erreurs de jeunesse, puis de recommencer à zéroNote de bas de page 32. Il ne pourra probablement jamais faire oublier son rôle présumé dans les émeutes de Vancouver en 2011. A t il le droit à l’oubli? C’est peu probable.

Les tribunaux doivent également se pencher sur la question du journalisme citoyen lorsqu’ils tentent d’imposer des ordonnances de non-publication, dans les cas où un jeune est un plaignant ou un accusé, ou lorsqu’une question est de nature si délicate qu’elle devrait être entendue en l’absence des médias. Le juge Molloy a expliqué dans l’affaire R. c. G.C., 2009 CanLII 89067 (ON SC) que les ordonnances de non-publication, à l’ère des médias sociaux, peuvent ne pas être efficaces. Il a affirmé ce qui suit, au paragraphe 28 :

« Il existe également une préoccupation bien réelle quant à l’efficacité de toute interdiction que je pourrais imposer. Ce procès aura lieu dans une salle de tribunal public. La cour ne possède aucun moyen réel de contrôler la diffusion des renseignements, que-celle ci soit faite délibérément ou innocemment, par ceux qui seront présents à l’audience. Compte tenu de la prolifération des renseignements affichés sur Twitter, Facebook et les blogues et de l’affichage général de renseignements sur les sites Internet, une ordonnance de non publication ne servirait qu’à empêcher la publication de reportages responsables faits par les médias établis sans limiter la diffusion générale des renseignements. (Voir R. c. Puddicombe, 2 avril 2009, juge Benotto, paragraphe 19)Note de bas de page 33. [Traduction] »

Tout cela mène à la réalisation troublante que, de plus en plus, ce sont les citoyens canadiens, et non l’État, qui exercent une surveillance, empiètent sur la vie privée des autres citoyens et collaborent activement avec la police pour identifier et faire condamner d’autres citoyens ayant affiché un comportement répréhensible ou ayant pris part à des activités criminelles. Bien que les journalistes citoyens ne bénéficient pas de certaines des mesures de protection offertes par la loi, ils ne sont pas non plus visés par les contraintes liées à l’éthique, à la réglementation, aux lois et aux obligations en matière de protection de la vie privée. Par conséquent, même si l’on tente de contrôler les renseignements personnels qui nous concernent, à l’ère des médias sociaux, cette tentative échouera inévitablement puisque les autres personnes, bien souvent sans notre consentement ou sans qu’on le sache, communiquent et diffusent nos renseignements personnels.

Police et médias sociaux : une relation tumultueuse

La drogue n’a jamais été un problème pour moi; mais la police, oui.
- Keith Richards

Dans une certaine mesure, les médias sociaux forment un monde non réglementé où les gouvernements ne peuvent décider d’intervenir ou non, principalement parce que, même si les médias sociaux peuvent faciliter le crime, on y trouve également toute une bande d’idiots qui se compromettent eux-mêmes, permettant à la police de les cueillir facilement et d’engager des poursuites.

Même si 2011 a été « l’année des émeutes », les services de police ne parviennent pas à s’entendre sur ce qu’ils pensent des médias sociaux. D’un côté, les médias sociaux ont aidé les services de police de Vancouver à recueillir des millions de photos compromettantes des émeutiers de Vancouver en 2011; d’un autre côté, le gouvernement britannique affirme que les médias sociaux ont causé les émeutes dans le nord de Londres en 2011, et envisage des façons de limiter l’utilisation de Facebook et Twitter durant les périodes de désordre socialNote de bas de page 34.

Même si les organismes britanniques d’application de la loi souhaitent interdire les médias sociaux, ils souhaitent tout de même maintenir un certain contrôle pour pouvoir surveiller les citoyens et obtenir des preuves compromettantes provenant de ces mêmes médiasNote de bas de page 35. D’une certaine façon, la police veut avoir le beurre et l’argent du beurre. Pour le Royaume-Uni, cette situation n’est pas surprenante. En apparence, le Royaume-Uni est une société occidentale progressiste qui respecte les droits de la personne fondamentaux, mais de nombreuses organisations crédibles ont souligné le piètre état de la protection de la vie privée dans ce pays. Par exemple, en 2007, Privacy InternationalNote de bas de page 36, organisme sans but lucratif bien connu, a publié une liste mondiale complète du rang occupé par 47 pays sur le plan de la protection de la vie privée. Pour ce qui est du Royaume-Uni, Privacy International a affirmé ce qui suit :

« Récemment, Privacy International, organisme de surveillance du droit à la vie privée, a publié à grande échelle une liste présentant 47 pays, selon le rang qu’ils occupent à ce chapitre. Cette liste montrait que les niveaux de surveillance au Royaume-Uni étaient « endémiques » et qu’il s’agissait du pire pays de l’Union européenne à cet égard, au coude à coude avec la Russie, la Chine et Singapour. Les politiques musclées en matière de criminalité du précédent gouvernement travailliste et l’écrasante majorité parlementaire de ce gouvernement ont mené à un nombre sans précédent de nouvelles lois limitant les droits de la personne, y compris la liberté de réunion, la protection de la vie privée, la liberté de circulation, le droit au silence et la liberté d’expression, ce qui a incité l’ancien commissaire à l’information à émettre un avertissement à l’effet que le Royaume-Uni se dirigeait comme un somnambule vers une société de surveillanceNote de bas de page 37. [Traduction] »

Pour ce qui est des mesures de protection de la vie privée au Canada, Privacy International a affirmé dans sa publication que le Canada avait mis en place quelques mesures de protection, bien que celles ci soient affaiblies, ce qui est quand même légèrement préférable à la situation du Royaume-Uni. Il convient toutefois de mentionner que, l’année précédente, le Canada s’était mieux classé, puisqu’il possédait des mesures de protection concrètesNote de bas de page 38.

On peut affirmer que l’intérêt plus marqué du Royaume-Uni pour une ingérence dans le droit à la vie privée provient probablement de ses antécédents récents de terrorisme national, impliquant l’Irlande du Nord. Néanmoins, à mesure que les actes de terrorisme national se font plus rares, les lois qui empiètent sur la vie privée sont simplement mal utilisées, à d’autres fins. Comme l’a mentionné Michael Mansfield, c.r., avocat britannique, dans le journal The Telegraph :

« Les organisations ont été accusées d’avoir mal utilisé la Regulation of Investigatory Powers Act, dont l’objectif initial était de s’attaquer au terrorisme et au crime organisé, en appliquant la loi à des questions banales, comme les ordures et les excréments de chienNote de bas de page 39. [Traduction] »

Il convient également de mentionner que le Royaume-Uni compte 4,2 millions de caméras de système de télévision en circuit fermé dans les lieux publics — une caméra pour 14 habitantsNote de bas de page 40. Le nombre de caméras de ce genre au Canada est impossible à déterminer, puisqu’il n’existe aucun réseau national de caméras, et que leur utilisation est encore assez limitéeNote de bas de page 41.

Par conséquent, même si la police affirme que les médias sociaux ont causé ou facilité des actes criminels, elle est tout de même prête à utiliser les médias sociaux à son avantage — particulièrement au sein de la société de surveillance qu’est l’Angleterre.

Le gouvernement britannique est insensible à l’ironie de la situation; en effet, du fait que deux organisateurs de l’émeute du nord de Londres ont affiché publiquement leur « événement » sur Facebook (et ce n’est pas une blague : « Warrington Riots », avec une date, une heure et un lieu — pour un grand pillage de Northwich), moins d’une semaine après les émeutes, un tribunal britannique a pu conclure rapidement que les accusés étaient coupables et les condamner tous deux à une peine d’emprisonnement de quatre ansNote de bas de page 42. La sévérité de la peine sera toutefois abordée plus loin.

Il est clair que les organismes d’application de la loi sont heureux de recevoir des preuves qui rendent efficient et facile le processus d’enquête et de poursuites. De plus, il n’est pas surprenant de constater que, puisqu’il existe très peu d’attente raisonnable en matière de vie privée relativement aux profils dans les médias sociaux, les services de police naviguent souvent dans les médias sociaux pour trouver des preuves ou des confessions relativement à des actes criminels.

Tant au Canada qu’aux États-Unis, la police examine régulièrement les mises à jour Twitter, les profils Facebook et les blogues. Les services de police de la ville de New York ont par exemple mis en place une unité spéciale qui patrouille les réseaux sociaux pour trouver des preuves d’activités de gangs, de fêtes mouvementées dans les domiciles et d’autres activités criminelles potentielles de jeunes délinquants. Les services de police de Toronto utilisent également les réseaux sociaux dans le cadre de leurs enquêtesNote de bas de page 43. Il est plus facile pour le public d’accepter que les organismes d’application de la loi fouillent les médias sociaux lorsqu’on apprend, par exemple, que l’unité des réseaux sociaux des services de police de New York a mis la main sur un meurtrier, en mars 2011, quand celui-ci a admis sur son profil Facebook avoir tué quelqu’un durant une soirée dans une maisonNote de bas de page 44.

Lorsque les utilisateurs des médias sociaux affichent eux-mêmes des renseignements compromettants, ils font face à un risque réel d’arrestation, ce qui soulève une autre question : les citoyens sont-ils conscients de l’absence de droits juridiques relativement aux renseignements qu’ils affichent dans les médias sociaux? Ont-ils la moindre compréhension des attentes raisonnables en matière de vie privée qu’ils ne doivent pas avoir dans le cadre de leurs activités dans les médias sociaux?

Tony Wilson, un avocat de Vancouver, a abordé le sujet de la stupidité de certaines des personnes qui se sont dénoncées elles-mêmes dans les médias sociaux, durant les émeutes après une partie de hockey à Vancouver en 2011. Il a écrit dans le Canadian Lawyer Magazine :

« Certains des émeutiers ont été particulièrement stupides, et je parle ici de crétins finis. Il y a un certain individu qui a fait les manchettes; il est l’exemple parfait du type qui a un mauvais comportement et se dénonce lui même, si l’on présume que sa page Facebook n’a pas été piratée par quelqu’un qui est allé y afficher des photos de lui pendant l’émeute. Au petit matin, le lendemain de l’émeute, on pouvait lire sur sa page Facebook qu’il avait été attaqué avec une matraque chimique et un bâton, qu’on lui avait lancé par deux fois des gaz lacrymogènes, qu’il avait six doigts cassés et qu’il y avait du sang partout. On pouvait lire également qu’il avait lancé son chandail sur une voiture de police en flamme, qu’il avait renversé quelques voitures, en avait brûlé d’autres, avait brûlé quelques voitures de police et qu’il était passé aux nouvelles. Il a affirmé que, en un mot, il était passé à l’histoireNote de bas de page 45. [Traduction] »

Il est facile de reprocher aux policiers d’être partis « à la pêche » pour trouver en ligne des actes criminels, mais qui pourrait remettre à l’eau un poisson qui a sauté lui-même dans le bateau?

Les médias sociaux ont été pour le moins très amicaux avec les organismes canadiens d’application de la loi, facilitant grandement les enquêtes et les poursuites. Un examen de la jurisprudence soutient l’affirmation selon laquelle les médias sociaux, comme Facebook et Myspace, sont des outils solides de présentation de la preuve pour les services de police canadiens, et les tribunaux sont prêts à accepter des renseignements affichés dans les médias sociaux et dans un profil comme éléments de preuve dans le cadre d’un procès. Souvent, cette preuve a un effet auto-incriminant et a été fournie sans le savoir par l’accusé.

Dans l’affaire R. c. Huxford, 2010 ONCJ 33, l’accusé a été condamné à une peine d’emprisonnement de six mois après avoir tenté d’acheter une arme de poing en ligne. Dans son jugement, le juge Nicholas a fait preuve d’humour en soulignant que l’accusé se prenait pour une vedette sur Facebook, et a déclaré aux paragraphes 2 et 3 :

« Heureusement pour les services de police, Huxford n’avait pas renforcé les paramètres de confidentialité de sa page Facebook. Le détective Obrien a facilement eu accès à la page Facebook, sans même devoir ajouter l’accusé comme ami, et a pu voir Huxford tenir ce qui semblait être une arme de poing de marque Glock. Il a été en mesure d’identifier l’accusé par les photos que celui-ci avait affichées sur Facebook et une photo d’identité judiciaire. Huxford avait affiché son nom, sa date de naissance et son numéro de téléphone sur sa page. Les services de police ont été en mesure de confirmer qu’il ne possédait pas de permis d’arme à feu ni de permis d’achat d’une arme à feu, et qu’il n’avait pas enregistré d’armes à feuNote de bas de page 46. [Traduction] »

Dans l’affaire R. c. Sather, 2008 ONCJ 98, l’accusé a été accusé au départ par les services de police d’avoir fait des menaces de mort ou de blessures graves en raison de ce qu’il avait affiché sur sa page Facebook, mais a par la suite été acquitté de ces chefs d’accusation, quand le spécialiste ayant témoigné pour la défense a affirmé ce qui suit :

« […] dans leur profil, les gens se créent un personnage qu’ils embellissent. Ils disent délibérément des choses provocatrices pour susciter une réaction de la part de leurs “amis” Facebook. En un sens, ils se donnent une autre personnalitéNote de bas de page 47. [Traduction] »

Dans l’affaire R. c. Tscherkassow, 2010 ABPC 324, l’accusé a été condamné pour agression, car le tribunal a présenté son statut Facebook, mis à jour immédiatement après l’agression, dans lequel l’accusé affirmait qu’il avait donné un coup de poing « superman » à un gars. L’accusé a tenté de convaincre le tribunal qu’il n’avait fait qu’« embellir » les renseignements affichés pour impressionner ses amis militaires, et a livré un témoignage incohérent au procès. Toutefois, au paragraphe 137 du jugement, le juge Kerby a déclaré ce qui suit :

« La déclaration faite sur Facebook n’est pas une petite incohérence. Je ne peux me fier à sa preuve. Je ne crois pas qu’il dit la vérité. Il n’est pas un témoin crédible ou fiable. Je ne crois pas son témoignageNote de bas de page 48. [Traduction] »

L’affaire Tscherkassow montre que les statuts Facebook, témoins objectifs d’un moment précis, offrent aux tribunaux des preuves crédibles que l’accusé aura de la difficulté à expliquer ou à faire oublier.

À part les émeutes de Vancouver en 2011, nous avons été témoins récemment de cas très médiatisés où des gens ont affiché leurs propres crimes en ligne, et ont par la suite été arrêtés et accusés, notamment :

  1. Le viol en bande d’une jeune fille de 16 ans durant une soirée à Maple Ridge, en Colombie-Britannique, qui est devenue une vidéo virale sur YouTube, Facebook et MyspaceNote de bas de page 49. Il convient également de mentionner que, puisque la vidéo a été mise en ligne sur un site de réseautage social immédiatement après l’agression, la GRC n’a pas pu limiter la propagation de la vidéo qui continue, à ce jour, de circuler dans les médias sociaux.
  2. Un homme de l’Oregon a affiché sur YouTube une vidéo de lui-même conduisant à 220 km/h sur une autorouteNote de bas de page 50. Au moment de son arrestation, l’homme a avoué que c’était son intention d’afficher sa vitesse, et son arrestation subséquente, sur YouTube.
  3. Plusieurs bagarres dans des écoles secondaires ont été enregistrées avec des appareils numériques et mises en ligne sur des réseaux sociaux et sur YouTube, par exemple une bagarre qui a eu lieu à la Cathedral High School de Hamilton, en Ontario, pour laquelle un adolescent de 14 ans a été accusé de voies de fait graveNote de bas de page 51, ainsi que la bagarre « Nicole Vs. Taylor Bitch Fight » impliquant des élèves de niveau secondaire de Kamloops, en Colombie-BritanniqueNote de bas de page 52, et six élèves de la Grey Highlands Secondary School à Flesherton, en Ontario, qui attaquent un autre étudiant pendant le repas du midi, et qui font maintenant face à des accusations criminellesNote de bas de page 53.

Il semble que les médias sociaux fournissent à la police un outil précieux permettant de découvrir les actes criminels, d’obtenir des preuves et d’identifier les coupables pour ensuite les faire condamner.

Toutefois, un aspect plus alarmant est la volonté de certaines personnes d’admettre librement leur culpabilité dans les médias sociaux, d’afficher des renseignements complets ou des enregistrements de leurs actes criminels et, par conséquent, de s’auto-incriminer. Les chercheurs du milieu du droit criminel estiment qu’il faut obtenir une confession pour faire condamner quelqu’un, dans environ un cas sur quatreNote de bas de page 54. Cela signifie que les médias sociaux pourraient aider à améliorer la probabilité d’obtenir une condamnation, à mesure que les adeptes des médias sociaux se multiplieront, et que les utilisateurs se sentiront de plus en plus à l’aise d’afficher des confessions risquées en ligne.

Les médias sociaux aident non seulement la police à obtenir une condamnation, ils les aident également à découvrir des actes criminels qui autrement n’auraient pas été déclarés. Du point de vue politique, social et juridique, est-ce une bonne chose? Sans vouloir minimiser les conséquences graves de certains crimes, le fait de ne pas déclarer certains crimes n’a aucune répercussion négative sur le monde et la société en général. Prenons par exemple une personne qui conduit trop rapidement, seule, sur une autoroute déserte; il s’agit d’une conduite dangereuse, au sens du Code criminel. Toutefois, si personne ne découvre ce crime sans victime, il n’y a aucune répercussionNote de bas de page 55. Cependant, si cet acte est affiché sur un site de réseautage social et est découvert par la police, le crime devient connu, la personne est accusée, fort probablement condamnée et elle détient par la suite un casier judiciaire. Ce casier judiciaire aura des répercussions sur sa capacité à voyager et à obtenir certains emplois (entre autres conséquences) pour le reste de sa vie.

C’est pour cette raison que l’utilisation des médias sociaux par la police a contribué à nous retirer le droit à l’oubli. Les délits mineurs et le vandalisme, la vitesse au volant et les bagarres dans la cour d’école sont souvent des erreurs que commettent bien des gens, à un moment ou à un autre de leur vie. Ces erreurs devraient-elles entacher pour toujours la réputation de cette personne? Est-ce que ces délits mineurs justifient une intervention de l’État et toute une vie de données qui refont surface chaque fois qu’un service des ressources humaines effectue une recherche Internet sur un employé potentiel?

Tout comme de payer directement le débosseleur afin qu’il répare la voiture d’une autre personne, après un petit accrochage, plutôt que de faire une réclamation à la compagnie d’assurance afin d’éviter une augmentation des primes et les points d’inaptitude, quelquefois, il est préférable de simplement passer à autre chose.

Erreurs stupides 2.0

Ne soyez pas honteux de vos erreurs, ne les transformez pas en crimes.
- Confucius

Dans la décision Barrick Gold Corp. c. Lopehandia, 2004 CanLII 12938 (ON CA), le juge d’appel a traité de la question de la diffamation sur Internet :

« La diffamation sur Internet se distingue d’autres types de diffamation moins envahissants, puisqu’elle peut endommager la réputation des personnes et des sociétés, en raison des caractéristiques décrites ci dessus, particulièrement sa nature interactive, la possibilité d’être pris au pied de la lettre et son omniprésence et accessibilité mondiale immédiate et absolue. Le mode et l’ampleur de la diffusion sont donc une considération particulièrement importante au moment d’évaluer les dommages causés, dans les cas de diffamation sur InternetNote de bas de page 56 [soulignement ajouté]. [Traduction] »

Il n’est pas surprenant que les renseignements diffusés sur Internet puissent être particulièrement dommageables, puisqu’ils ont une portée potentiellement instantanée et mondiale. La diffusion des médias traditionnels était limitée par la géographie, la technologie et l’absence d’interconnectivité, de sorte que les renseignements étaient souvent limités à des villes, des régions ou des groupes sociaux précis; Internet facilite la communication complète et immédiate et la rediffusion de renseignements.

Mais il ne faut pas confondre Internet et les médias sociaux. On peut accéder aux renseignements publiés de façon générale sur Internet, sur un site Web inconnu en naviguant sur Internet ou en utilisant un moteur de recherche, mais, fondamentalement, l’Internet général, accessible par des moteurs de recherche ou des hyperliens (c’est-à-dire par la « navigation » d’un site Web à un autre) est une technologie qui exige de l’utilisateur qu’il fasse quelque chose pour obtenir des renseignements. C’est ce qu’on appelle la dichotomie « pousser-tirer » des médias sociaux et d’Internet.

Les recherches dans Google suivent le modèle du « tirer », tandis que les articles générés par algorithme ou les affichages automatisés sur Facebook et Twitter sont des exemples de modèle du « pousser ».

Ce qui fait en sorte que les sites Web des médias sociaux et leurs applications ont une fonction de diffusion ininterrompue qui transmet et fournit de l’information, bref, qui « pousse » constamment des renseignements vers un public, que celui ci souhaite les recevoir ou non. Les renseignements personnels d’autrui sont rapidement et instantanément diffusés à des tiers, qui n’ont jamais eu le désir ou le besoin d’obtenir ces renseignements. Des détails qui, autrement, auraient été limités à une région ou à un groupe social sont affichés, défilent sur le Web, sont traités par algorithme et sont projetés à un nombre incalculable d’utilisateurs qui, selon les calculs de l’application de média social (établis en fonction des habitudes ou des intérêts de ces utilisateurs), souhaitent voir les renseignements, même s’ils ne l’ont pas demandéNote de bas de page 57. D’un autre côté, les recherches traditionnelles sur Google ou sur le Web demeurent limitées par la nécessité pour l’utilisateur de saisir des données. L’utilisateur doit posséder au départ certaines connaissances, doit avoir un besoin ou un désir d’obtenir ce renseignement. Comme dans l’expression « besoin de savoir », les recherches sur le Web sont rarement lancées par un utilisateur qui ne cherche absolument rien.

Cela signifie également qu’il est beaucoup plus difficile de « contrôler » des renseignements personnels depuis l’avènement des médias sociaux. Un utilisateur peut contrôler en partie les renseignements personnels le concernant qui apparaissent dans les résultats de recherche sur Google : soit en contrôlant le placement de sa page, le lien décrivant le contenu ou la référence au contenu qui fait l’objet de la contestation. Par exemple, il est possible de se présenter devant un tribunal et de forcer des moteurs de recherche à modifier ou à retirer du contenu, et de se protéger puisque ces renseignements négatifs ne pourront plus être « tirés ». Dans le monde des médias sociaux et du Web 2.0, il est tout simplement impossible de contenir la propagation de renseignements personnels « poussés », puisque, au moment où la personne en prend conscience, il est déjà trop tard et il n’est plus possible d’en limiter la diffusion. Le fait qu’une personne prenne connaissance de renseignements personnels signifie que ceux-ci ont déjà été automatiquement et simultanément diffusés.

Par conséquent, on peut s’étonner du fait que les défenseurs de la protection de la vie privée n’ont pas semblé réagir aux différences marquées entre le modèle du pousser et le modèle du tirer au regard des répercussions de chacun sur la protection de la vie privée. Il faut dire qu’en 2010 le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a affirmé qu’il allait se pencher sur la question de Google Buzz, et le fait qu’il « pousse » les renseignements personnels des contacts Google Mail récents à d’autres utilisateursNote de bas de page 58. Toutefois, l’absence générale d’intérêt que suscite cette affaire auprès des autorités s’explique peut-être simplement par le fait qu’il est difficile de faire la différence entre d’une part les sites Web et les applications des médias sociaux qui « poussent » activement les renseignements et d’autre part ce qui constitue l’ensemble du « Web ». Pour bien des gens, c’est la même chose. Graham Cormode et Balachander Krishnamurthy, des laboratoires de recherche d’AT&T, ont préparé un document intitulé Key Differences between Web1.0 et Web2.0, dans lequel ils traitent de la difficulté de repérer ces sites Web et de déterminer s’ils font partie de l’ancienne version d’Internet, ou des nouveaux médias sur le modèle du « pousser », comme Facebook ou Twitter. Dans leur document, Cormode et Balanchander affirment ce qui suit :

« Le « Web 2.0 » regroupe toute une série d’innovations qui sont apparues sur le Web au cours des dernières années. Il est difficile d’établir une définition précise, et plusieurs sites sont difficiles à catégoriser en « Web 1.0 » ou « Web 2.0 ». Toutefois, il existe une distinction claire entre un ensemble de sites Web 2.0 très populaires, comme Facebook et YouTube, et « l’ancien Web ». Ces distinctions sont visibles lorsqu’elles sont projetées sur divers axes, notamment l’axe technologique (scripts et présentations utilisés pour mettre en ligne le site et permettre les échanges avec les utilisateurs), l’axe structurel (objectif et présentation visuelle du site) et l’axe sociologique (notions d’amis et de groupes) [soulignement ajouté]Note de bas de page 59. [Traduction] »

En fait, Cormode et Balanchander vont jusqu’à dire que le Web 2.0 est avant tout un outil de commercialisation. Pour de nombreux utilisateurs également, les questions que soulève le Web 2.0 semblent liées non pas à la protection de la vie privée, mais plutôt à la gestion de la réputation et à la commercialisation. Bref, il s’agit de bien paraître. Dans un article paru en 2009 et intitulé Smarter Social Media Distinguishes Push from Pull, le site Web Smartertechnology.com mentionne une étude menée par le laboratoire de recherche sur les personnes et les pratiques d’Intel :

« Ce qu’Intel a constaté, c’est que les gens se préoccupent bien plus de leur image que de la protection de la vie privée, et établissent clairement la distinction entre les médias sociaux sur le modèle du « pousser » (établir une image de marque personnelle) et les médias sociaux sur le modèle du « tirer » (attirer d’autres utilisateurs qui leur ressemblent).

La principale conclusion est la suivante : les paramètres de protection de la vie privée des médias sociaux actuels sont inadéquats, puisqu’ils permettent seulement de partager (ami) ou ne pas partager (non-ami) des renseignements. Ce que les gens veulent le plus, selon l’étude, c’est que les non-amis puissent avoir une vision plus épurée de leur profil, une version qui présenterait une image fignolée d’eux-mêmes, tandis que leurs amis auraient accès à des renseignements plus détaillés et plus intimes, sans filtreNote de bas de page 60. [Traduction] »

Peu de recherches universitaires portent sur les répercussions pour la protection de la vie privée du modèle du « pousser » et du modèle du « tirer » pour ce qui est de la diffusion des renseignements dans les médias sociaux. En fait, les recherches portant sur ce sujet mènent à des discussions globales sur le potentiel infini de la commercialisation que permet le modèle du « pousser » dans les médias sociaux (voir Forbes Magazine, « Facebook Fans Vs. Twitter Followers: Which are More Valuable — One offers push; the other, pull », 12 octobre 2010Note de bas de page 61).

Les raisons qui suivent expliquent peut être pourquoi les commissaires canadiens à la protection de la vie privée s’efforcent surtout d’inciter les utilisateurs à « contrôler » leurs renseignements personnels en ligneNote de bas de page 62, sans sembler se rendre compte que des tiers et des algorithmes informatiques s’échangent les mêmes renseignements (sans le consentement de l’utilisateur ou sans que celui ci le sache) : 1) il se peut que, comme la plupart des gens, les commissaires ne voient pas réellement la différence entre le Web 1.0 et le Web 2.0 ou 2) les commissaires reconnaissent tacitement qu’il ne sert à rien de tenter de contrôler les renseignements personnels nous concernant affichés par des tiers dans les médias sociaux. Il se peut que les commissaires reconnaissent que leurs propres pouvoirs de règlementation du Web 2.0 et d’intervention dans ce domaine sont limités.

D’une certaine façon, le leitmotiv des commissaires canadiens à la protection de la vie privée, qui rappelle que chacun a une part de responsabilité en matière de censure des renseignements affichés sur les médias sociaux (c.-à-d. réfléchir avant d’afficher) et qu’il faut choisir les paramètres les plus élevés de protection de la vie privée dans les médias sociaux, convient au Web 1.0. Toutefois, la plupart (mais non l’ensemble) des citoyens sensés comprennent déjà qu’ils doivent faire preuve de jugement lorsqu’ils affichent des renseignements en ligne et qu’ils doivent choisir les mesures de protection de la vie privée les plus élevées dans les médias sociaux. Un rapport récent publié en mai 2010 dans le cadre du projet sur Internet et la vie des Américains du Pew Research Center, intitulé Reputation Management and Social Media, indique que 71 % des utilisateurs des réseaux sociaux ayant entre 18 et 29 ans ont modifié les paramètres de protection de la vie privée de leur profil, afin de limiter les renseignements qu’ils communiquent aux autres utilisateurs du WebNote de bas de page 63. Dans le monde du Web 2.0, la question brûlante sur laquelle doivent se pencher les commissaires à la protection de la vie privée devient la suivante : qui protège les citoyens des tiers qui « poussent » et diffusent des renseignements personnels les concernant, sans qu’ils y consentent ni qu’ils le sachent? Est ce qu’il s’agit là de la prochaine grande bataille contre les géants des médias sociaux qui attend les commissaires canadiens à la protection de la vie privée?

Compte tenu de la distinction entre le modèle du « pousser » et le modèle du « tirer », l’auditoire potentiel des mauvais comportements ou des activités criminelles affichés sur Facebook, Twitter ou YouTube est sans limites — les utilisateurs des médias sociaux prennent connaissance du contenu « poussé », sans même avoir à faire une recherche. Des délits mineurs de vandalisme commis à Nanaimo en Colombie-Britannique peuvent devenir une attraction mondiale, en l’espace de quelques minutes. Et, lorsqu’il reçoit l’attention du monde entier, cet acte, pourtant simple, semble entrer dans la légende et se doit de susciter, du côté de la police, une réaction tout aussi digne d’entrer dans la légende. En effet, la police s’agite désespérément pour avoir l’air de « prendre les choses en main » aux yeux du monde.

À petite cause, grands effets.

Les poursuites qui ont suivi les émeutes britanniques récentes sont un bon exemple de la façon dont les petits délits, lorsqu’ils sont commis et diffusés dans les médias sociaux, peuvent avoir de grandes conséquences. Deux individus, tous deux âgés de 22 ans, ont été condamnés à quatre ans d’emprisonnement, pour avoir « incité » à l’émeute par Facebook, pour leur rôle dans l’organisation des émeutes ayant eu lieu dans le nord de Londres en 2011. Leur crime? Avoir tenu un « événement » sur Facebook. Même les spécialistes du droit de l’Angleterre ont expliqué que ces peines sont disproportionnées et que seuls les crimes graves et violents, comme l’enlèvement, méritent une peine de ce genreNote de bas de page 64. Soudainement, organiser un événement Facebook équivaut à inciter à l’émeute et à organiser une émeute.

La peine d’emprisonnement imposée aux organisateurs de l’émeute par Facebook n’est pas le seul exemple d’une réaction extrêmement sévère face aux crimes publiés dans les médias sociaux. Des « menaces » proférées sur Facebook ont également mené à l’emprisonnement d’une jeune fille de 18 ans (il semblerait que c’était la première fois que l’intimidation en ligne mène à une peine d’emprisonnement)Note de bas de page 65. Un employé du coroner de l’Ontario, dont le travail consiste à transporter des cadavres, a affiché sur Facebook un poème plutôt maladroit sur les répercussions émotionnelles de son emploi, et a été accusé d’avoir proféré des menacesNote de bas de page 66.

Même si, dans les exemples qui suivent, il n’est pas question d’un crime, on peut se rendre compte des conséquences et de la portée des médias sociaux. Dans les minutes qui ont suivi un message texte et un gazouillis envoyés par John Baird, ministre canadien, disant « Thatcher est morte », le Cabinet du premier ministre du Canada a préparé une réponse officielle de la part du gouvernement canadien et a communiqué avec le palais de Buckingham concernant le décès de l’ancienne première ministre britannique Margaret Thatcher. En fait, « Lady Thatcher » était le nom de la chatte âgée de 16 ans du ministre Baird, qui venait de mourir, et la Dame de fer était encore bien vivanteNote de bas de page 67. On peut également penser au cas d’une Québécoise qui a affiché sur Facebook des photos d’elle en vacances, tout sourire; ses prestations d’invalidité de longue durée pour dépression et anxiété lui ont été retirées par sa compagnie d’assurance. Apparemment, elle ne semblait pas suffisamment anxieuse et déprimée sur son profil FacebookNote de bas de page 68.

Les erreurs ou les crimes commis dans les médias sociaux ou exposés par les médias sociaux sont traités plus durement, comme si à une exposition de cette ampleur devait correspondre une punition sévère de la même ampleur. Même si le coupable s’est vu imposer une peine correspondant à son crime, la honte disproportionnée imposée par les médias sociaux se poursuit, les utilisateurs exigeant impitoyablement leur dû.

D’un côté, les défenseurs des droits des médias sociaux font valoir des valeurs comme la liberté d’expression, la libéralisation de la mobilisation et des regroupements à grande échelle et la circulation des idées; d’un autre côté, les médias sociaux demandent ironiquement à leurs utilisateurs de s’autocensurer et d’agir avec retenue, tout en évaluant attentivement les risques de s’associer à d’autres utilisateurs ayant une réputation loin d’être exemplaire. Tandis qu’une histoire déplacée, sans malice, mais pouvant être interprétée comme raciste ou sexiste, racontée à un petit groupe et jugée de mauvais goût, est rapidement oubliée, la même histoire racontée sur un site de médias sociaux peut mener à la fin d’une carrière, à une enquête criminelle et à une campagne de diffamation sans fin. Un manque de jugement, jamais oublié, peut entacher la réputation d’une personne jusqu’à sa mort. Il n’existe pas de période de conservation ou d’élimination de ces renseignements.

Pour cette raison, j’éprouve de la sympathie pour tous les adolescents qui commettent des erreurs stupide à l’ère des médias sociaux. Pour ces personnes, aucune punition n’est plus grande que le fait d’avoir terni son nom et la honte qu'elles subiront toute leur vie. Il y a deux aspects à son crime : le crime à proprement parler, et la malchance d’avoir vu son crime « poussé » dans les médias sociaux.

Comme l'a affirmé Tony Wilson, avocat de Vancouver :

« La justice devrait faire preuve de clémence. Le jeune de 18 ou 19 ans, qui vient d’une famille aimante, qui est un bon élève et qui a un bel avenir devant lui, mais qui a commis une erreur stupide le 15 juin 2011 n’a rien en commun avec le truand de 25 ans qui sacre à chaque phrase, et qui s’est joint à l’émeute avec un marteau et un casier judiciaire. Condamnez et, s’il y a lieu, emprisonnez les pires des émeutiers. Mais faites preuve de compréhension envers des délinquants qui commettent leur première infraction; l’erreur est humaine, particulièrement pour les jeunes. On ne peut qu’espérer que cette clémence fera d’eux de meilleurs citoyens, des citoyens plus responsables, lorsqu’ils seront plus vieuxNote de bas de page 69. [Traduction] »

Conclusion

Je me suis toujours dit que si la vie devenait trop difficile, je vendrais tout ce que j’ai et je referais ma vie dans un petit village européen, où je vendrais des baguettes et des cappuccinos aux autres villageois. Je recommencerais à zéro. Je disparaîtrais. Je jetterais par la fenêtre mon diplôme en droit et mes écrits. Je me réinventerais. J’adopterais une nouvelle personnalité mystérieuse. Je deviendrais boulanger, serveur, garçon de café. Je vivrais simplement. Comme dans la Mélodie du bonheur, je marcherais dans les vallées, dans les hautes herbes, appréciant la vaste étendue du monde et mon nouvel anonymat.

Mais, inévitablement, mon rêve de disparaître et de renaître s’évapore rapidement puisqu’un touriste avec un iPhone viendra dans mon village, prendra une photo de moi dans la petite boulangerie où je sers des cappuccinos et affichera instantanément les photos sur Facebook — un ancien ami Facebook, surpris de ma disparition soudaine, verra la photo de moi et gazouillera sa découverte à ses 15 000 abonnés, en s’assurant d’ajouter un hyperlien vers la photo. Mon rêve se brisera. Malgré tous mes efforts, je suis découvert et je dois reprendre ma place dans le monde. Quel dommage!

Après toutes ces prédictions de grand malheur : citoyens se dénonçant les uns les autres et policiers de plus en plus friands de gazouillis Twitter, tout le monde veut savoir ce qui va se passer maintenant. Que faut il faire pour améliorer les choses? Comment peut on remettre le génie dans sa lampe? Personne ne connaît la réponse à ces questions. Certains diront qu’il faut légiférer en matière de médias sociaux, d’autres qu’il suffit de mettre en place des règles, et d’autres encore qu’il faut carrément les bannir. Toutefois, les dommages causés par les médias sociaux (si dommage il y a), et la façon d’atténuer ces dommages, font partie d’une discussion plus vaste sur la nature d’Internet et la capacité pratique, politique et philosophique à réglementer, à bannir ou à modifier Internet de quelque façon que ce soit. Toutefois, il ne s’agit peut-être pas d’une question de lois, de règlements ou de contrôle.

Il s’agit peut-être d’une question liée aux relations humaines et à l’empathie, qui change et évolue constamment. Les nouvelles générations, qui ont grandi avec Internet et sont devenues des adultes, à l’ère des médias sociaux, devront peut-être faire davantage preuve de compassion et d’indulgence et apprendre à tenir compte du contexte, parce que tout le monde (et je dis bien tout le monde), à l’ère des médias sociaux, a des squelettes dans son placard virtuel.

Tout comme les photos embarrassantes d’amis ayant une coupe de cheveux et des vêtements à la mode des années 80, que tout le monde préférerait oublier (mais qu’il faut accepter), les nouvelles générations apprendront peut être à accepter que leur réputation en ligne a été entachée et grouille de vieux poèmes, d’opinions immatures et de mauvais comportements, et de n’y voir rien d’autre qu’une phase de la vie et le passage à l’âge adulte.

L’oubli et le pardon deviendront peut-être la norme dans un monde où la protection de la vie privée n’existe plus et où chacun connaît tout de l’autre. Nous deviendrons peut être de meilleures personnes, moins promptes à porter un jugement.

Et rappelez vous, peu importe où vous allez, vous y êtes.
- Confucius

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