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Examen de la Loi sur la concurrence au Canada à l’ère numérique

Mémoire du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada présenté au sénateur Wetston

PAR COURRIEL

Le 21 décembre 2021

L’honorable Howard Wetston, C.M., c.r.LL.D.
Sénateur de l’Ontario
Le Sénat
Édifice de l’Est, pièce 316
Ottawa (Ontario) K1A OA4
Howard.Wetston@sen.parl.gc.ca

Objet : MÉMOIRE – Examen de la Loi sur la concurrence au Canada à l’ère numérique

Monsieur le Sénateur,

Je vous remercie de m’avoir invité à participer à votre consultation, qui vise à promouvoir un nouveau dialogue sur l’avenir du droit canadien de la concurrence. Comme vous le savez, le Commissariat veille au respect de la Loi sur la protection des renseignements personnels, laquelle porte sur les pratiques de traitement des renseignements personnels utilisées par les ministères et organismes fédéraux, et de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, la loi fédérale sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé. Puisque le Commissariat a pour but de protéger et de promouvoir le droit des Canadiens à la vie privée, je suis seulement en mesure de fournir des éclaircissements sur la protection des renseignements personnels et sur des questions qui se trouvent au carrefour des régimes réglementaires plutôt qu’une évaluation et des commentaires sur le document de discussion du professeur Iacobucci comme tel.

La transformation numérique de notre économie a entraîné à la fois des possibilités et des difficultés pour tous les organismes de réglementation. Entre autres, cette transformation a donné lieu à de plus grandes intersections entre les régimes réglementaires qui encadrent la protection de la vie privée, la concurrence et la protection des consommateurs. Il est devenu évident que la fréquence et l’ampleur des intersections ne cesseront de croître, car l’interaction entre ces régimes façonne l’économie et la société numériques d’aujourd’hui.

Le Commissariat est un chef de file en ce qui concerne la question des intersections entre les régimes réglementaires. Il est d’ailleurs le coprésident du Groupe de travail sur les citoyens et les consommateurs numériques (GTCCN) de l’Assemblée mondiale pour la protection de la vie privée. Tout en s’efforçant de mieux comprendre l’intersection entre la réglementation liée à la vie privée, à la protection des consommateurs et à la concurrence, le GTCCN fait la promotion de la collaboration inter-réglementaire et a récemment axé ses efforts sur l’intersection entre la vie privée et la concurrence. L’été dernier, le GTCCN a terminé des travaux qui portent à la fois sur la théorie et la pratique selon notre compréhension actuelle de cette intersection. Ces travaux ont conduit à la publication de deux rapports complémentaires, qui se trouvent en annexe au rapport annuel de 2021 du GTCCN. Le premier est un rapport universitaire indépendant commandé par le GTCCN et rédigé par la professeure Erika Douglas de la faculté de droit Beasley de l’Université Temple, ayant pour titre « Carrefour numérique : l’intersection du droit de la concurrence et de la confidentialité des données ». (Veuillez noter que seuls l’introduction et le sommaire sont offerts en français. Les autres parties du rapport sont offertes en anglais uniquement.)

Le deuxième rapport est rédigé par le GTCCN et s’intitule « La protection de la vie privée et des données en guise de facteurs dans la réglementation de la concurrence : sondage auprès des autorités de réglementation de la concurrence visant à améliorer la collaboration inter-réglementaire ». C’est dans le contexte de l’intersection entre les régimes réglementaires qui encadrent la protection de la vie privée et la concurrence, et en m’appuyant sur les rapports du GTCCN, que je propose les observations ci-dessous. J’espère que ces observations vous seront utiles dans l’examen des modifications à apporter à la Loi sur la concurrence.

La vie privée jouera un rôle plus important dans la politique de la concurrence

Comme l’indique le document de discussion du professeur Iacobucci, la vie privée jouera un rôle plus important dans la politique de la concurrence pour les marchés numériques. Dans cette optique, si l’on considère la vie privée comme un facteur non lié au prix de la concurrence, il n’est pas difficile d’imaginer comment une organisation peut se livrer à un comportement anticoncurrentiel. Si la réduction du nombre de concurrents sur un marché est susceptible d’entraîner l’augmentation des prix, l’inverse peut aussi être vrai en ce qui a trait aux mesures de protection de la vie privée comme élément de la qualité des produits. Quand les concurrents sont moins nombreux, il y a moins d’incitation à maintenir ou à améliorer les niveaux de protection de la vie privée en tant que composantes qualitatives d’un produit ou service. Dès qu’une entreprise numérique acquiert une position dominante sur le marché, ou détient un véritable monopole, les consommateurs n’ont guère d’autre choix que d’accepter un produit de qualité inférieure si cette entreprise décide de faire marche arrière et d’adopter ses anciennes pratiques en matière de vie privée. Par exemple, si cette entreprise commençait à suivre les habitudes en ligne de ses clients afin de monnayer les renseignements obtenus, l’absence de produits de substitution ne laisserait aux consommateurs d’autre choix que d’accepter des produits ou services de moindre qualité ou de cesser d’utiliser les produits ou services en question – ce qui, dans l’économie numérique actuelle, n’est pas toujours réalisable, car les consommateurs dépendent de plateformes numériques dominantes et d’autres effets et externalités de réseau. Parallèlement, un géant du numérique en situation de monopole disposant d’une emprise sur le marché pourrait supprimer les innovations permettant d’offrir des produits et services respectueux de la vie privée et éliminer potentiellement la concurrence quant au niveau de protection de la vie privée offert par les concurrents.

Le document de discussion du professeur Iacobucci semble adopter l’approche appelée « traditionaliste » à l’égard de la réglementation, telle qu’elle est décrite dans le rapport « La protection de la vie privée et des données en guise de facteurs dans la réglementation de la concurrence » du GTCCN. Cette approche n’est pas propre aux organismes de réglementation de la concurrence. Comme il est indiqué à la page 12 de ce rapport, « [traduction] il s’agit d’une approche fondée sur l’idée selon laquelle les autorités de la concurrence peuvent plus efficacement réaliser leur mandat si elles se concentrent sur les questions et les éléments de concurrence lors de l’évaluation du comportement en cause, en écartant tout facteur qui n’a pas d’incidence sur la concurrence. Suivant cette théorie, les évaluations de la concurrence ont recours à des indicateurs traditionnels comme le prix ou la part de marché, et excluent généralement des facteurs comme la vie privée. » Cette approche repose sur l’intervention d’autres organismes de réglementation pour traiter les autres enjeux, comme la vie privée, en fonction de leur domaine d’expertise.

Comme il a été soulevé dans les travaux du GTCCN, une approche de ce genre à l’égard de la réglementation de la concurrence pourrait mener à l’augmentation du nombre de règlements d’application ou de positions stratégiques dichotomiques qui favorisent la concurrence au détriment de la vie privée, ou vice versa. Un résultat binaire de ce genre risque non seulement de compromettre le droit à la vie privée, mais aussi de déjouer les efforts pour favoriser la concurrence au sein d’une économie numérique vigoureuse, entraînant des retombées sous-optimales. Selon les recherches du GTCCN, nous sommes rendus à un point où les considérations en matière de vie privée et de données sont largement acceptées dans la communauté antitrust comme ayant le potentiel, dans certaines circonstances et sur certains marchés, d’être des facteurs importants dans le calcul de la concurrence.

La collaboration inter-réglementaire deviendra de plus en plus nécessaire

Étant donné le chevauchement des régimes réglementaires pour les marchés numériques, les organismes de réglementation seront appelés à travailler en collaboration. Cela permettra d’assurer une approche globale et uniforme en matière de réglementation numérique au profit de marchés compétitifs, à l’avantage des consommateurs et de leur droit à la vie privée.

Les avantages de la collaboration inter-réglementaire sont démontrés, par exemple, dans la résolution « Banque » de la Superintendencia Industria y Comercio (SIC), qui est l’autorité colombienne chargée entre autres de la protection des consommateurs, de la concurrence et de la protection de la vie privée. Tel qu’il est décrit en détail dans les paragraphes 78 et 79 du rapport « La protection de la vie privée et des données en guise de facteurs dans la réglementation de la concurrence » du GTCCN, l’organisme colombien de réglementation financière a demandé à la SIC d’effectuer une évaluation de la concurrence à la suite de la création d’une coentreprise numérique formée des trois plus grandes banques de la Colombie. L’équipe de la concurrence chargée de l’évaluation a souligné les répercussions sur la vie privée que cela pourrait entraîner et la nécessité pour la coentreprise de gagner la confiance des consommateurs envers ses services en faisant preuve de transparence et en respectant les règlements de la Colombie sur la protection des renseignements personnels. Par la suite, l’équipe a consulté ses homologues chargés de la protection de la vie privée et, malgré que l’évaluation ait porté sur la concurrence, elle a intégré plusieurs recommandations liées à la vie privée dans son rapport définitif.

On retrouve un autre exemple dans le « Digital Regulation Cooperation Forum » du Royaume-Uni, qui est formé des organismes suivants de ce pays : Competition and Markets Authority (CMA), Information Commissioner’s Office (ICO), Office of Communications, Financial Conduct Authority. Ce forum a été mis sur pied pour assurer une collaboration accrue dans les dossiers réglementaires portant sur des enjeux en ligne. En mai 2021, la CMA et l’ICO ont publié une déclaration conjointe exposant leurs opinions communes sur la relation entre la concurrence et la protection des données dans les marchés numériques.

J’aimerais aussi attirer votre attention sur la Competition and Consumer Commission of Singapore (CCCS) pour démontrer comment les intérêts des deux domaines réglementaires ont progressé grâce à la considération et à la collaboration intersectorielles. Dans le cadre d’une consultation publique portant sur des modifications proposées à différentes lignes directrices pour l’application de la loi, la CCCS a explicitement déclaré que, le cas échéant, ses évaluations des fusions considéreront la protection des données en tant qu’aspect de la qualité. Une autre modification proposée souligne que le contrôle ou la propriété des données constitue un facteur déterminant de l’emprise sur le marché en ce qui a trait à l’utilisation abusive des évaluations de la dominance. Ces exemples, et d’autres, sont examinés de façon plus exhaustive dans le document « La protection de la vie privée et des données en guise de facteurs dans la réglementation de la concurrence » du GTCCN annexé au rapport annuel de 2021 du GTCCN.

En outre, l’importance croissante accordée à la collaboration inter-réglementaire entre les autorités de la concurrence et de la protection de la vie privée se reflète dans l’entente conclue récemment entre les autorités de protection des données et de la vie privée du G7 visant à renforcer la collaboration avec leurs homologues de la concurrence à l’échelle nationale en matière de régulation des marchés numériques.

Compte tenu de ces divers exemples de collaboration réciproque, je vous encouragerais à envisager, le cas échéant, d’apporter des modifications à la Loi sur la concurrence pour permettre, ou renforcer, la collaboration entre tous les organismes de réglementation qui se partagent la responsabilité de la surveillance des marchés numériques. Tout comme j’ai recommandé de modifier le projet de loi C-11 (Loi de 2020 sur la mise en œuvre de la Charte du numérique) pour renforcer les capacités du Commissariat à collaborer avec d’autres autorités gouvernementales et/ou de communiquer des renseignements avec celles-ci, je suis d’avis que le Bureau de la concurrence devrait conserver ou renforcer cette capacité en vertu de l’article 29 de la Loi sur la concurrence.

Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de participer à cette consultation. Si vous souhaitez discuter davantage de ces questions, veuillez vous adresser à Brent Homan, sous-commissaire du Secteur de la conformité, qui dirige les travaux du GTCCN portant sur les intersections inter-réglementaires en vue de favoriser la collaboration (Brent.Homan@priv.gc.ca).

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Sénateur, l’expression de mes meilleurs sentiments.

Le commissaire,

(Document original signé par)

Daniel Therrien

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