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Mémoire du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada sur la réforme de la Loi sur la concurrence

Le 20 mars 2023

PAR COURRIEL

L’honorable François-Philippe Champagne
Ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie
Édifice C.D. Howe
235, rue Queen
Ottawa (Ontario) K1A 0H5

Monsieur le Ministre,

Je tiens à vous remercier de m’avoir donné l’occasion de fournir des commentaires sur l’avenir de la politique de la concurrence au Canada. En tant que Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, je suis avec grand intérêt cet enjeu important, car je trouve que les questions de concurrence et de vie privée se recoupent de plus en plus.

L’économie numérique continue de rapprocher plusieurs sphères de réglementation. Celle-ci exige une collaboration accrue entre les différents organismes de protection de la vie privée et de la concurrence, ainsi que des lois plus rigoureuses afin de pouvoir offrir la protection nécessaire à laquelle les Canadiennes et les Canadiens s’attendent à juste titre. Cela permettra d’établir des conditions qui sont propices à la confiance des consommateurs et qui favorisent un marché innovateur – des objectifs que nous partageons sans aucun doute.

Vous trouverez ci-joint notre mémoire sur la réforme de la Loi sur la concurrence, qui explique quels sont ces objectifs communs. Nous avons aussi transmis ce document au moyen du portail de consultation. Je serais heureux d’en discuter davantage avec vous et les fonctionnaires de votre ministère à votre convenance.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de ma considération respectueuse.

Le Commissaire,

(Document original signé par)

Philippe Dufresne

c. c. Simon Kennedy, sous-ministre, ISDE
Mark Schaan, sous-ministre adjoint principal, ISDE
Matthew Boswell, Commissaire de la concurrence

p. j. Mémoire du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada sur la réforme de la Loi sur la concurrence


Mémoire du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada présenté au ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie sur la réforme de la Loi sur la concurrence

I - Introduction

Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada accueille favorablement la décision d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDE) de lancer une consultation sur les réformes éventuelles du cadre de la concurrence au Canada. Je suis heureux d’avoir l’occasion de formuler des recommandations du point de vue du Commissariat. Ces recommandations visent à faire en sorte que les considérations relatives à la protection de la vie privée soient prises en compte lors d’éventuelles réformes de la politique canadienne de la concurrence, en raison du rôle important que joue la protection de la vie privée pour maintenir la confiance des citoyens dans le marché.

Le Commissariat a pour mandat de protéger et de promouvoir le droit des Canadiennes et des Canadiens à la vie privée. Afin de remplir son mandat, le Commissariat veille au respect de la Loi sur la protection des renseignements personnels, laquelle porte sur les pratiques de traitement des renseignements personnels utilisées par les ministères et organismes fédéraux, et de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE), la loi fédérale sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé au Canada.

Le document de discussion d’ISDE, L’avenir de la politique de la concurrence au CanadaNote de bas de page 1, vise à recueillir des observations sur divers sujets, dont bon nombre sont propres au droit de la concurrence. Comme notre expertise est nécessairement restreinte à la portée de notre mandat en matière de protection de la vie privée, nous ne formulerons pas des recommandations détaillées dans le présent mémoire sur les subtilités de la politique de la concurrence. Nous y soulignerons plutôt les recoupements croissants observés entre la protection de la vie privée et la concurrence, et préciserons comment des modifications apportées à la Loi sur la concurrence pourraient avoir des répercussions sur la vie privée des consommateurs.

Le document de discussion comporte plusieurs thèmes d’intérêt qui correspondent aux éléments de ma vision en matière de protection de la vie privée, que j’ai présentée à la Chambre des communes et au Sénat lors de mes comparutions de confirmation en juin dernierNote de bas de page 2. Par exemple, il est mentionné dans le document que l’innovation numérique est en train de transformer l’économie canadienne, et que cela soulève des questions non seulement en ce qui concerne les marchés – comme la concentration du pouvoir économique –, mais aussi à l’égard de la solidité du tissu social et de la démocratie au Canada, ainsi que de la confiance des consommateurs. De plus, dans la section du document sur les pratiques commerciales trompeuses, il est demandé d’envisager l’adoption de nouveaux outils d’application adaptés aux formes modernes de commerce, « étant donné la nature et l’omniprésence de la publicité numérique » (par exemple, mieux définir les comportements faux ou trompeurs, comme l’utilisation de tromperies dans le but de collecter des données sur les consommateurs)Note de bas de page 3. Cela correspond grandement à ma vision de la protection de la vie privée comme un moyen de favoriser l’intérêt public et d’appuyer l’innovation et la compétitivité du Canada, et comme un moyen d’accentuer la confiance des Canadiennes et des Canadiens envers leurs institutions et en tant que citoyens numériquesNote de bas de page 4.

Compte tenu de l’évolution rapide de l’économie numérique, faisant intervenir des organismes de réglementation à tous les niveaux, les secteurs opérationnels de ces derniers deviennent de plus en plus interconnectés et leurs mandats se recoupent plus fréquemment. Les enquêtes entraînent souvent des répercussions sur la concurrence, la protection des consommateurs et la protection de la vie privée. Un exemple qui illustre bien cette tendance est l’enquête menée par le Bureau de la concurrence sur les pratiques de Facebook (maintenant Meta), où le Bureau a conclu que Facebook avait donné des indications fausses ou trompeuses au sujet de la protection des renseignements personnels des Canadiennes et des Canadiens sur Facebook et Messenger. Selon les termes de l’entente de consentement conclue par le Bureau de la concurrence et Facebook, cette dernière a accepté de payer une sanction administrative pécuniaire et de ne pas donner d’indications fausses ou trompeuses au public à propos de la divulgation de renseignements personnels. L’enquête du Bureau de la concurrence a coïncidé avec celle menée par le Commissariat sur Facebook dans la foulée du scandale Cambridge Analytica, laquelle visait à établir si Facebook avait obtenu le consentement de ses utilisateurs, et de quelle manière, ainsi qu’à examiner ses mesures de protection contre l’accès, l’utilisation et la divulgation non autorisés par les applications, et sa responsabilité à l’égard des renseignements dont elle avait la garde. Le Commissariat a conclu que l’entreprise n’avait pas obtenu le consentement valable de ses utilisateurs.

Un autre exemple est l’enquête que nous avons menée en 2016 sur l’atteinte à la vie privée d’Ashley Madison, qui a soulevé des questions relativement à la protection des consommateurs et à la concurrence. Nous avons été en mesure de nous attaquer à ces questions au moyen d’une enquête conjointe à laquelle a participé le commissaire à la protection de la vie privée de l’Australie, avec la collaboration de la Federal Trade Commission (FTC) des États Unis. Cette affaire a mis en relief les limites actuelles de la collaboration à l’échelle nationale : le Commissariat a été en mesure d’échanger des renseignements avec la FTC des États-Unis, mais en raison de limites législatives nationales, n’a pas pu collaborer de la même façon avec le Bureau de la concurrence du Canada.

Par ailleurs, on constate de plus en plus à l’échelle internationale que les préjudices qui sont causés concernent à la fois la protection de la vie privée des consommateurs et la concurrence. L’émergence de ce qu’on appelle des pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées), c’est-à-dire des structures de conception qui visent à tromper les utilisateurs en les incitant à prendre une décision qu’ils n’auraient pas prise autrement, peut, selon une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), causer des « préjudices importants sur le plan de la vie privée ou des dommages psychologiques importants » et « peut également porter préjudice collectivement aux consommateurs, en affaiblissant la concurrence et en semant la méfiance (…)Note de bas de page 5 » [traduction].

Le présent mémoire contient plusieurs recommandations fondées sur ce que nous avons appris ces dernières années sur les recoupements entre le droit relatif à la protection de la vie privée et le droit de la concurrence. Il présente ce que nous pouvons faire pour éviter les recoupements en matière de réglementation, collaborer les uns avec les autres et régler des problèmes communs qui ont une incidence sur les Canadiennes et des Canadiens. Soulignons qu’il ne porte pas sur tous les domaines où il y a des recoupements en fonction des projets de loi qui sont actuellement à l’étude au Parlement (comme le projet de loi C-27). Je compte donner mon avis à cet égard lorsque je serai invité à le faire pendant l’examen que mènera le Parlement des projets de loi en question.

Ces dernières années, il y a eu des études, des articles et des recherches universitaires en abondance sur les recoupements entre le droit de la concurrence et le droit relatif à la protection de la vie privée. Bon nombre de ces études indiquent qu’il faudra mener d’autres analyses et trouver des solutions substantielles en matière de politiques. Compte tenu du nombre de documents consacrés à ces questions récemment, le Commissariat serait heureux d’approfondir le sujet de manière conjointe. Dans l’intervalle, il présente les suggestions ci-dessous.

Recommandations

  1. Pour éviter les recoupements en matière de réglementation, appuyer les mandats de chacun, surmonter tout problème possible qui pourrait survenir pour assurer la compétitivité des marchés tout en protégeant le droit à la vie privée des citoyens canadiens, et obtenir des résultats pour le public dans un environnement réglementaire de plus en plus complexe, le Commissariat et le Bureau de la concurrence devraient être autorisés par la loi à collaborer dans le cadre d’examens, d’investigations et d’autres questions de conformité officielles.
  2. Compte tenu qu’il existe d’autres risques qui concernent à la fois la protection de la vie privée et la concurrence dans l’économie numérique, les lois devraient chercher à mieux définir et à interdire plus sévèrement les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées), qui ont des effets sur le marché, de la même façon que d’autres juridictions le font dans le monde, afin de s’attaquer aux préjudices qui sont causés sur les plans de la concurrence et de la protection de la vie privée.

II – Travaux du Commissariat sur les recoupements entre la protection de la vie privée et la concurrence

Les recoupements entre la protection de la vie privée et la concurrence sont un sujet que le Commissariat examine depuis plusieurs années. Nous avons mené diverses activités sur ce plan, notamment en exerçant un leadership au sein d’un groupe de travail de l’Assemblée mondiale pour la protection de la vie privée qui se penche sur de tels recoupements et qui fait la promotion de la coopération interréglementaire en matière d’application de la loi. Nous menons aussi un programme permettant au Commissariat de financer des projets de recherche dans le domaine. Des exemples qui illustrent bien nos travaux récents sont présentés ci-dessous.

Mémoire du Commissariat présenté dans le cadre de la consultation publique du sénateur Wetston

Comme il est mentionné dans le document de discussion d’ISDE, le sénateur Howard Wetston a tenu une consultation en octobre 2021 sur l’avenir du droit canadien de la concurrenceNote de bas de page 6. Dans le mémoire que le Commissariat a présenté au sénateur Wetston, nous avons fait ressortir deux éléments importantsNote de bas de page 7.

Premièrement, nous avons souligné que les considérations relatives à la protection de la vie privée seront appelées à jouer un rôle plus important dans la politique de la concurrence et que la protection de la vie privée peut être un facteur non lié au prix de l’analyse de la concurrence. Par exemple, si la réduction du nombre de concurrents sur un marché est susceptible d’entraîner l’augmentation des prix, cela pourra aussi vraisemblablement entraîner une diminution des mesures de protection de la vie privée en tant que composante qualitative d’un produit ou d’un service. Quand les concurrents sont moins nombreux, il y a moins d’incitation à maintenir ou à améliorer les niveaux de protection de la vie privée.

Deuxièmement, nous avons souligné la nécessité d’une collaboration interréglementaire pour assurer une « approche globale et uniforme en matière de réglementation numérique au profit de marchés compétitifs, à l’avantage des consommateurs et de leur droit à la vie privée ». Le Commissariat a mis en évidence de nombreux exemples où les autorités responsables de la réglementation des marchés numériques travaillent en collaboration plutôt que de travailler en vase clos.

Groupe de travail sur le citoyen et le consommateur numérique (GTCCN)

Comme nous l’avons indiqué dans notre mémoire au sénateur Wetston, le Commissariat participe activement aux travaux du DTCCN visant à examiner la question des recoupements entre les domaines réglementaires de la protection de la vie privée et de la concurrence. Le Commissariat agit d’ailleurs en tant que coprésident de ce groupe de travail depuis 2018. Au nombre des projets importants que le DTCCN a menés récemment, soulignons deux rapports publiés en 2021 sur les liens entre la protection de la vie privée et la concurrence. Le premier rapport, une analyse universitaire indépendante commandée par le DTCCN et rédigée par la professeure Erika Douglas de l’Université Temple, porte sur les compléments et les tensions qui existent entre les mandats et les objectifs des organismes de protection de la vie privée et des données et ceux de la concurrenceNote de bas de page 8. Le deuxième rapport, rédigé par le DTCCN, présente les éléments principaux à retenir d’une série d’entrevues avec des autorités de la concurrence. On y aborde notamment la mesure dans laquelle la protection de la vie privée a été prise en compte dans le cadre d’une fusion, ainsi que l’utilisation abusive des évaluations de la dominance et de l’emprise sur le marché. On y présente aussi des exemples pratiques de la façon dont la protection de la vie privée et des données a été prise en compte dans les travaux des autorités de la concurrenceNote de bas de page 9.

Cette année, le DTCCN examine cette intersection de manière plus approfondie, en se penchant sur les conséquences des fusions et des acquisitions d’entreprises sur les données et les renseignements personnels. Son étude vise à cerner les répercussions dans ce contexte, au moyen de la théorie des préjudices liés à la protection des données, et à établir comment ces préjudices peuvent être pris en compte et traités par les autorités de la concurrence et de la protection de la vie privée au moyen de mesures collaboratives.

Par ailleurs, le DTCCN recense et documente, dans un tableau de concordanceNote de bas de page 10, les mesures réglementaires et d’application de la loi, les développements législatifs et les initiatives sur le plan des politiques qui ont un lien avec l’intersection de la protection de la vie privée et de la concurrence. Cet exercice permet de démontrer que l’augmentation importante du nombre de questions recoupant les domaines réglementaires correspond à l’expansion de l’économie numérique et à l’accroissement de l’utilisation des renseignements personnels dans une optique de concurrence sur le marché.

III – Recommandations

La collaboration : son importance dans une économie numérique

Avantages de la collaboration – La protection de la vie privée comme facteur d’analyse

La mesure dans laquelle les facteurs non liés au prix sont pris en compte dans une analyse de la concurrence fait débat dans les milieux de la concurrence. Selon une approche plus « traditionaliste », les autorités de la concurrence peuvent mieux réaliser leur mandat si elles se concentrent sur les questions de concurrence et écartent tout facteur qui n’a pas d’incidence sur la concurrence pour une entrepriseNote de bas de page 11. Dans son document de travail, le professeur Iacobucci souligne certains arguments à l’appui de cette approche. Il fait remarquer que prendre en compte une diversité de valeurs non économiques dans une affaire de concurrence peut rendre l’application de la loi imprévisible, faisant ainsi encourir l’arbitraire (c’est-à-dire que cela peut donner lieu à des décisions subjectives par les membres du Tribunal, fondées sur des valeurs contradictoires). Il ajoute que d’autres institutions possédant l’expertise requise pourraient être mieux placées pour promouvoir des valeurs en particulier, comme le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada pour les questions de vie privéeNote de bas de page 12.

Plutôt que d’accepter que ces deux domaines réglementaires sont nécessairement distincts et qu’ils devraient donc fonctionner efficacement en vase clos opérationnel, le Commissariat est d’avis, comme il l’a souligné dans son mémoire au sénateur Wetston, que l’approche « traditionaliste » présente un danger potentiel : elle pourrait entraîner des résultats réglementaires qui favorisent la concurrence au détriment de la vie privée, ou vice versa. Un résultat binaire de ce genre ne sert pas au mieux les intérêts des Canadiennes et des Canadiens, et nous croyons qu’il est possible de rectifier le tir.

Il est de plus en plus reconnu que la protection de la vie privée peut être un facteur non lié au prix d’une analyse de la concurrence. Le Commissariat a notamment fait remarquer ceci : « dès qu’une entreprise numérique acquiert une position dominante sur le marché, ou détient un véritable monopole, les consommateurs n’ont guère d’autre choix que d’accepter un produit de qualité inférieure si cette entreprise décide de faire marche arrière et d’adopter ses anciennes pratiques en matière de vie privée ». En particulier, certaines autorités de la concurrence ont demandé d’utiliser un test de diminution non transitoire de la qualité, faible mais significative, pour définir les marchés antitrust pertinents dans les cas où le produit ou le service est offert sur un marché à prix zéroNote de bas de page 13. Visiblement, la protection de la vie privée pourrait faire partie de son analyse.

Bien que cette situation demeure en grande partie hypothétique, nous avons observé avec satisfaction que ce constat a été pris en compte dans une récente modification de la Loi sur la concurrence : une liste de facteurs a été élargie de façon à inclure la protection de la vie privée des consommateurs pour déterminer l’incidence sur la concurrence, en particulier en ce qui concerne la collaboration et les fusions de concurrents, ainsi que l’abus de position dominante.

Mesurer les effets de la protection de la vie privée sur la concurrence comporte des défis de nature pratique. Par ailleurs, il n’y a pas d’outils d’analyse pour évaluer les effets de la concurrence sur la qualité de la protection de la vie privéeNote de bas de page 14. Comme l’a souligné la professeure Douglas, cette lacune offre une possibilité importante de collaboration entre les autorités de la protection de la vie privée et de la concurrence « dans le but de concevoir une méthodologie et des outils fiables et bien fondés pour mesurer les effets liés à la concurrence sur la qualité du respect de la vie privéeNote de bas de page 15 ».

Une collaboration officielle en la matière permettrait également de mieux comprendre les cadres conceptuels, la terminologie et les objectifs de part et d’autre. Comme il est mentionné dans le rapport de 2021 du DTCCN, les autorités de la protection de la vie privée ne connaissent probablement pas le concept de « marchés de produits pertinents », tout comme les autorités de la concurrence ne connaissent probablement pas des concepts comme la responsabilisation ou l’ouverture. En ce sens, il serait utile de veiller à ce que nos organismes comprennent les mandats de chacun, ce qui ouvrira la voie à une collaboration plus efficace.

Avantages de la collaboration – Éviter les recoupements réglementaires

Le nombre croissant d’occurrences de cette intersection a donné lieu à la fois à des compléments et à des tensions entre les deux domaines réglementaires. Dans certains cas, les objectifs de protection de la vie privée et ceux de la concurrence sont complémentaires. Par exemple, la portabilité des données permet aux personnes de s’approprier leurs renseignements personnels, d’une part, et favorise la concurrence en améliorant la capacité des consommateurs à changer de fournisseur dans les marchés pertinents, d’autre part.

Toutefois, il est évident que dans d’autres cas, les mandats en matière de concurrence et de protection de la vie privée sont parfois en contradiction. Par exemple, dans certaines situations, la protection de la vie privée est utilisée comme bouclier pour appuyer des pratiques anticoncurrentielles. Également, des recours concurrentiels, comme le partage de données, peuvent parfois être introduits au détriment du droit à la vie privée des utilisateurs. En termes simples, ces tensions surviennent parfois parce que « […] la politique de la concurrence tend à favoriser le flux de données dans les environnements numériques, comme moyen de promouvoir la concurrence axée sur les données, tandis que les politiques de confidentialité des données mènent souvent à des contrôles ou à des limites supplémentaires sur ce flux de donnéesNote de bas de page 16 » [traduction].

Or, comme l’ont souligné l’Information Commissioner’s Office (ICO) du Royaume-Uni et la Competition Markets Authority (CMA) du Royaume-Uni, ces questions ne sont pas insurmontables. Par exemple, la déclaration de l’ICO-CMA laisse entendre qu’il est possible de dissiper les tensions entourant les recours concurrentiels, par exemple ceux concernant l’accès aux données, au moyen de la loi sur la protection des données, tant que les interventions sont :

« […] limitées à ce qui est nécessaire et proportionnel, qu’elles sont conçues et mises en œuvre de manière conforme à la protection des données, que les opérations de traitement connexes sont élaborées conformément aux principes de protection des données dès la conception et par défaut, et qu’elles n’ont pas pour effet de faciliter des pratiques illégales ou nuisiblesNote de bas de page 17 » [traduction].

Pour que des solutions de ce genre fonctionnent, il faut une plus grande coopération entre les organismes de protection de la vie privée et de la concurrence afin d’offrir des avantages pour les Canadiennes et les Canadiens sur les deux plans.

De tels avantages ont été observés dans plusieurs juridictions lorsque de telles mesures collaboratives sont adoptées. Par exemple, le rapport de 2021 du DTCCN fait ressortir comment la Superintendencia de Industria y Comercio (SIC) de la Colombie a misé sur la collaboration dans des dossiers de concurrence et de protection de la vie privée. La SIC, qui est un organisme de réglementation ayant plusieurs mandats d’application de la loi, a vu sa division de la concurrence consulter ses homologues chargés de la protection de la vie privée dans l’évaluation d’une coentreprise numérique formée de trois banques colombiennes. Malgré la nature concurrentielle de l’évaluation, plusieurs des recommandations formulées concernaient la protection de la vie privée. Il a été recommandé notamment de protéger les données des clients conformément aux lois sur la protection de la vie privée de la Colombie et de seulement transférer les données des clients à la nouvelle coentreprise que si les banques ont obtenu au préalable le consentement des clients en questionNote de bas de page 18.

Ces exemples illustrent bien les avantages de la collaboration. Ils démontrent que les mandats en matière de concurrence et de protection de la vie privée peuvent aller de pair tant que les autorités sont disposées à coopérer les unes avec les autres, à partager des idées et à favoriser un sentiment de confiance commune et de respect mutuel pour les objectifs de l’une et de l’autre.

Exemples de collaboration informelle

On comprend de mieux en mieux cette intersection, et il y a plusieurs exemples dans le monde d’organismes nationaux qui collaborent entre eux à cet égard, quand cela est possible. Cette collaboration se fait en partie de façon informelle, avec peu de changements législatifs, surtout lorsqu’il s’agit de tenir compte de considérations stratégiques plus vastes et de mettre en commun des pratiques exemplaires.

Au Royaume-Uni, le Digital Regulation Cooperation Forum (DRCF)Note de bas de page 19 comprend la CMA, l’ICO, l’Office of Communications (qui est l’organisme de réglementation des communications du Royaume-Uni) et la Financial Conduct Authority. Les objectifs du forum sont notamment les suivants : améliorer la collaboration, élaborer des politiques réglementaires éclairées grâce à l’expertise collective et accroître les capacités réglementaires.

Au sein du DRCF, les autorités membres ont pu se pencher ensemble sur des questions comme le traitement algorithmique et la publicité numérique. La mise sur pied du DRCF a également renforcé la capacité et le savoir-faire institutionnel de l’ICO et de la CMA et a permis aux autorités de collaborer efficacement.

En Australie, l’Australian Competition and Consumer Commission, l’Australian Communications and Media Authority, l’Office of the Australian Information Commissioner et l’Office of eSafety Commission ont formé le Digital Platform Regulators Forum (DP-REG)Note de bas de page 20 en mars 2022. Les autorités membres ont énoncé dans le mandat du DP-REGNote de bas de page 21 les objectifs suivants : améliorer la communication entre les autorités et avec les parties prenantes, renforcer les capacités réglementaires et améliorer l’échange de renseignements.

Il convient de souligner que le Bureau de la concurrence du Canada et le Commissariat ont exprimé un grand intérêt à entretenir des relations plus étroites et à avoir une capacité de collaboration, sous la forme d’un forum ou d’une plateforme semblable au DRCF ou au DP-REG. Les rencontres exploratoires pour établir un tel forum entre le Commissariat et le Bureau de la concurrence ont déjà commencé.

Collaboration officielle

Bien que la collaboration informelle soit une bonne première étape pour comprendre nos mandats respectifs et les soutenir, le Commissariat estime qu’il est possible de renforcer nos liens davantage. Par exemple, à l’heure actuelle, le Commissariat n’est pas en mesure de collaborer officiellement avec le Bureau de la concurrence dans le cadre d’enquêtes ou de lui transmettre des renseignements pertinents qui profiteraient aux citoyens canadiens.

Dans son mémoire sur la première version de la Loi sur la protection de la vie privée des consommateursNote de bas de page 22 (l’ancien projet de loi C-11), le Commissariat a pris bonne note que la Loi conférerait au commissaire à la protection de la vie privée le pouvoir de conclure des ententes et des accords avec le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) et le Bureau de la concurrence en vue « d’effectuer des recherches, d’en publier les résultats et d’élaborer la procédure à suivre pour la communication de renseignements ». Mais il a ajouté que cela n’était pas suffisant. Pour pouvoir collaborer les uns avec les autres dans le cadre d’examens, d’investigations et d’autres questions de conformité officielles, nous avons recommandé que le projet de loi soit modifié pour permettre au Commissariat de collaborer avec des collègues canadiens de la même façon qu’il collabore présentement avec des autorités étrangères. La version la plus récente du projet de loi, le projet de loi C-27, ne permet pas non plus la coopération sur les questions de conformité. Les modifications correspondantes à la Loi sur la concurrence contenues dans le projet de loi limitent également la nature de la coopération.

Le Commissariat avait aussi recommandé d’élargir le libellé du projet de loi afin de pouvoir collaborer avec des institutions chargées de l’application ou de l’administration de lois fédérales ou provinciales et de pouvoir leur communiquer des renseignements. Cette recommandation ne visait pas à élargir la portée des questions pouvant faire l’objet d’un examen de la part du Commissariat, mais plutôt à garantir une capacité de collaboration avec d’autres organismes, comme le Bureau de la concurrence, dans les domaines où il y a des recoupements, afin de favoriser l’efficacité.

Recommandation : Le Commissariat et le Bureau de la concurrence devraient avoir la capacité législative de collaborer entre eux dans le cadre d’examens, d’investigations et d’autres questions de conformité officielles.

Relever les défis relatifs aux données et aux marchés numériques – pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées)

Les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) et l’intersection entre la protection de la vie privée et la concurrence

La protection de la vie privée des utilisateurs et des choix des consommateurs repose sur un principe de base : la confiance des Canadiennes et des Canadiens dans les marchés numériques. Bien qu’il existe d’autres risques pour l’économie numérique qui concernent l’intersection entre la protection de la vie privée et la concurrence, l’explosion du nombre d’entreprises présentes en ligne a entraîné une prolifération de modèles de conception faux et trompeurs qui nuisent à la protection de la vie privée des consommateurs et à la concurrence.

À l’échelle internationale, on s’entend de plus en plus pour dire que les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées), définis comme des pratiques de conception visant à tromper ou à manipuler les utilisateurs afin qu’ils fassent des choix qu’ils n’auraient pas faits autrementNote de bas de page 23, constituent une menace croissante dans l’économie numérique, surtout en ce qui concerne la capacité d’une personne à faire confiance à une entreprise avec laquelle elle a établi une relation. Une multitude d’études ont été menées récemment sur l’utilisation des pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées), notamment par la Commission européenne, l’OCDE et la FTC des États-UnisNote de bas de page 24.

Ces études ont mis en évidence des situations où des conceptions manipulatrices peuvent modifier les décisions des consommateurs à l’égard de leur vie privée et nuire à un environnement économique concurrentiel. Par exemple, le piège à utilisateur (ou interface truquée) catégorisé de façon générale comme de l’obstruction a pour but de rendre des flux de tâches (comme remplir un formulaire ou faire un achat), ou l’interaction de l’utilisateur avec une interface, plus difficiles qu’il ne le faudrait pour empêcher une action. Sur le plan de la protection de la vie privée, une telle conception comporte certaines ramifications qui peuvent faciliter l’adhésion des utilisateurs à des réglages pouvant porter atteinte à leur vie privée et faire en sorte qu’il soit difficile d’annuler un service ou de le refuserNote de bas de page 25. Sur le plan de la concurrence, les conceptions obstructives peuvent empêcher les consommateurs de faire des comparaisons de prix lorsqu’ils magasinent ou de se tourner vers des concurrentsNote de bas de page 26.

D’un point de vue plus large, l’utilisation de pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) comme les réglages par défaut pouvant porter atteinte à la vie privée peut également avoir des conséquences pour un marché concurrentiel. Par exemple, de tels réglages par défaut pourraient amener des clients à fournir un plus grand nombre de renseignements personnels que ce qu’ils auraient souhaité, ce qui pourrait « […] renforcer un avantage concurrentiel pour les entreprises qui utilisent des pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) par rapport à celles qui n’en utilisent pas, sans avoir à offrir des biens ou des services de meilleure qualitéNote de bas de page 27 » [traduction]. Cela pourrait aussi favoriser certains modèles d’affaires qui offrent une protection moindre aux consommateurs en matière de vie privée et avantager les plateformes dotées d’une solide infrastructure de collecte de données.

Les pratiques de personnalisation qui ont recours aux renseignements personnels présentent également des défis. L’un des principaux éléments à retenir de l’étude de la Commission européenne sur les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) est que les pratiques de personnalisation axées sur les données (tarification personnalisée, classement) sont plus problématiques que les autres pièges, car elles sont difficiles à cerner et à investiguer en raison de la personnalisation individuelle et de la segmentation de groupeNote de bas de page 28.

Les pratiques de personnalisation axées sur les données comportent à la fois une composante de protection de la vie privée et une composante de concurrence. En ce qui concerne la protection de la vie privée, les commerçants en ligne recueillent souvent de vastes quantités de données sur les consommateurs, ce qui leur permet d’élaborer des publicités personnalisées ciblant les besoins et vulnérabilités présumés des consommateurs, souvent sans obtenir un consentement valable. Ce type de collecte de données permet aux commerçants de savoir quels consommateurs sont prêts à payer des prix plus élevés, et de possiblement personnaliser leurs prix. En ce qui concerne la concurrence, les commerçants en ligne peuvent ainsi recenser les consommateurs qui ont une capacité de payer plus élevée, ou un taux de changement de fournisseur plus faible, et leur facturer un article à un prix plus élevé. Puisque les organismes d’application de la loi ne sont pas en mesure d’évaluer les algorithmes qui personnalisent l’établissement des prix, le classement ou les offres recommandées sur les marchés, cette situation favorise certains commerçants et nuit à la concurrence et à la capacité des consommateurs de faire un choix.

Comme le démontrent ces exemples, certains pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) concernent plus d’un domaine réglementaire, ce qui cause des recoupements. Il est donc impératif de s’attaquer à ce genre de pratiques qui ont des effets négatifs sur la protection de la vie privée, la protection des consommateurs et la concurrence sur les marchés au Canada.

Réglementation

Dans le contexte des lois sur la protection des renseignements personnels du Canada, le principe 4.3.5 de la LPRPDE précise, entre autres, que le consentement ne doit pas être obtenu par un subterfuge. Cette question a été examinée dans le cadre de plusieurs enquêtes menées au titre de la LPRPDE, dont celle sur Ashley MadisonNote de bas de page 29. De plus, le principe 4.4.2 de la LPRPDE indique que l’exigence imposée aux organisations de recueillir des renseignements personnels de façon honnête et licite vise à les empêcher de tromper les gens et de les induire en erreur quant aux fins auxquelles les renseignements sont recueillis. Cette obligation suppose que le consentement à la collecte de renseignements ne doit pas être obtenu par un subterfuge.

L’article 16 de la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs interdirait aux organisations d’utiliser des pratiques trompeuses ou mensongères ou de fournir des informations fausses ou trompeuses pour obtenir, ou tenter d’obtenir, un consentementNote de bas de page 30. Cela empêcherait l’utilisation de certains types de pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) pour obtenir le consentement.

Toutefois, dans le contexte des lois sur la protection des renseignements personnels du Canada, il y a une limite à laquelle les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) peuvent être réglementés. Étant donné que la LPRPDE est fondée sur le consentement d’un utilisateur à la collecte, à l’utilisation et à la communication de ses renseignements personnels, elle peut être inadéquate pour réglementer certains types de pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) et de conceptions manipulatrices en ligne, comme ceux qui « […] amènent les gens à en dire davantage sur eux-mêmes afin d’avoir accès à des services "gratuits"Note de bas de page 31 » [traduction].

Puisque le commissaire de la concurrence est responsable de l’application de la Loi sur la concurrence, y compris des dispositions sur les pratiques commerciales trompeuses, la Loi pourrait définir de façon explicite les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) qui portent atteinte à la concurrence, comme elle le fait déjà pour l’indication de prix partiel. Le fait de préciser ces types de pièges dans la Loi permettrait de fournir des précisions et une certitude à l’égard de ces questions, et permettrait une application rigoureuse de la Loi, ce qui pourrait également être avantageux en matière de protection de la vie privée, les consommateurs ne craignant pas de communiquer leurs renseignements personnels à des entreprises en qui ils peuvent avoir confiance pour traiter leurs renseignements personnels avec soin.

Par ailleurs, des mesures concernant les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) ont été prises dans d’autres juridictions, tant par les autorités de la concurrence que les autorités de la protection de la vie privéeNote de bas de page 32. Le règlement sur les services numériques de l’Union européenne (UE) comprend des dispositions qui définissent les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) et interdisent leur mise en œuvre tels qu’ils sont définisNote de bas de page 33. La FTC a publié un énoncé de politiqueNote de bas de page 34 en octobre 2021 contre les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) qui ont pour effet de tromper ou de piéger les consommateurs en les incitant à s’abonner. Son rapport sur ces pièges contient plusieurs recommandations destinées aux entreprises sur les pratiques qui peuvent constituer un comportement illégal. Le Comité européen de la protection des données (CEPD) a publié des lignes directrices sur les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées)Note de bas de page 35, lesquelles précisent six catégories qui contreviennent au Règlement général sur la protection des données.

Enfin, le règlement sur les marchés numériques de l’UE interdit aux contrôleurs d’accès la présentation des choix de l’utilisateur final d’une façon qui n’est pas neutre ou l’utilisation de la structure, du fonctionnement ou du mode opératoire d’une interface utilisateur pour réduire ou compromettre l’autonomie, la capacité décisionnelle ou le choix de l’utilisateurNote de bas de page 36. Bien que le terme « pièges à utilisateurs » (ou interfaces truquées) ne soit pas utilisé explicitement dans ce règlement, la définition qui y est présentée correspond généralement à ce qu’on entend par pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées) au sens populaire. Tous ces exemples démontrent une volonté de s’attaquer à un problème croissant dans l’économie numérique par l’entremise de différents domaines réglementaires. Le Canada devrait en faire autant.

Recommandation : Les lois devraient chercher à mieux définir et à interdire plus sévèrement les pièges à utilisateurs (ou interfaces truquées), qui ont des effets sur le marché, de la même façon que d’autres juridictions le font dans le monde.

IV. Conclusion

Alors que l’économie numérique continue de rapprocher nos sphères de réglementation, c’est en s’attaquant ensemble aux préjudices communs, dans le cadre d’une collaboration accrue et grâce à des lois plus rigoureuses, qu’il sera possible d’offrir la protection à laquelle les Canadiennes et les Canadiens s’attendent de leur gouvernement. Cela permettra d’établir des conditions qui sont propices à la confiance des consommateurs et qui favorisent un marché innovateur. Le Commissariat serait heureux de poursuivre le dialogue sur ces questions à mesure que progressera l’exercice visant à définir l’avenir de la politique de la concurrence au Canada, afin de trouver des solutions qui permettront à notre économie de prospérer tout en protégeant le droit fondamental à la vie privée des Canadiennes et des Canadiens.

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