Projet de loi C-6
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Remarques présentées au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie
Le 1er décembre 1999
Ottawa, Ontario
Bruce Phillips
Commissaire à la protection de la vie privée du Canada
(Le texte prononcé fait foi)
Je remercie les membres de ce comité de l'occasion qui m'est donnée de comparaître devant eux aujourd'hui. Le projet de loi C-6 est un changement fondamental et essentiel dans la façon dont la vie privée sera traitée au Canada. Après avoir réclamé pendant des années une extension de la protection des données au secteur privé, il me fait chaud au coeur de voir ce projet de loi enfin devant vous.
Certains d'entre vous ne sont peut-être pas bien familiers avec mon rôle et celui du Commissariat à la protection de la vie privée. Le Parlement m'a confié la responsabilité de la surveillance et de l'application de la Loi sur la protection des renseignements personnels, laquelle régit la collecte, l'utilisation et la communication des renseignements personnels par le gouvernement fédéral. Ladite Loi reconnaît aux individus le droit d'examiner les renseignements personnels détenus à leur sujet par le gouvernement, ainsi que le droit de rectifier les informations incorrectes qui les concernent. Cette loi est la première réaction canadienne aux poussées internationales en vue de l'adoption de pratiques équitables en matière de traitement de l'information. La Loi est partie intégrante d'une série de mesures prévues pour la promotion du respect d'un droit élargi à la vie privée, y compris celui de ne pas être soumis à des perquisitions ou à des saisies déraisonnables, le droit de ne pas être mis sous surveillance et le droit à la vie privée dans son propre environnement.
Le Commissariat examine également toute plainte déposée par une personne au sujet du traitement de ses renseignements personnels par des institutions gouvernementales et vérifie les pratiques en cours afin de s'assurer que ces institutions respectent la loi. Enfin, quoique mon bureau ne soit pas officiellement mandaté pour la recherche et l'éducation, il est à l'avant-garde dans l'exploration de la panoplie de questions se rapportant à la vie privée générées par les avances technologiques et les changements de politiques publiques.
Comme je l'ai mentionné, la Loi sur la protection des renseignements personnels -et ses contreparties provinciales - a été du fédéral, la réponse initiale au consensus international sur la nécessité de promouvoir des pratiques équitables en matière de traitement des renseignements personnels. La Loi sur la protection des renseignements personnels satisfait en grande partie à l'engagement pris par le gouvernement fédéral visant l'établissement de telles pratiques. Cependant, dans le secteur privé, cette question n'a malheureusement pas fait le poids jusqu'au lancement, l'année dernière, du projet de Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques. Jusqu'à présent, seul le Québec s'est doté d'une loi qui réglemente le traitement des renseignements personnels dans le secteur privé, et je suis heureux de dire que le projet de loi C-6 est sur le point de pallier aux lacunes du reste du pays.
On pourrait certes se référer à ce projet de loi d'une manière froide et clinique; ce faisant, nous le décririons simplement comme une loi réglementant au Canada le traitement des renseignements personnels dans le secteur privé. Nous pourrions aussi, comme je vous le demande vivement, la voir comme une loi qui cherche à préserver et à valoriser l'un des piliers de la société démocratique, soit notre droit de contrôler ce que les autres sont en mesure d'apprendre à notre sujet. N'oublions pas ce qui fait l'objet ici de discussion. Nous faisons référence ici à la dignité et à l'autonomie humaines.
Il y a trois ans, la professeure Ursula Franklin a clôturé ici à Ottawa la 18ième conférence internationale des commissaires à la protection des données nominatives et de la vie privée. À cette occasion, elle avait parlé des tensions opposant les deux pôles :
Il y a tout d'abord le climat, le modèle des droits de la personne. Toute la question du respect de la vie privée y tire son origine et sa justification avant tout de la considération des droits de la personne. C'est ce qui colore le discours dans les débats entre vous, dans le grand public, et au Parlement. Vous parlez alors, avec raison, des citoyens et de tout ce qui en découle.
Par ailleurs, si l'accent est mis surtout sur la protection des données, on se tourne vers un modèle de marché, vers le modèle économique et vers tout ce que nous avons entendu au sujet de la nouvelle économie, et alors, c'est la logique du marché qui colore votre discours.
Les membres de ce comité ne seront pas surpris de constater que pour moi, la vie privée est vue comme un droit humain. Il s'agit d'un droit fondamental à l'être humain. Dans ce débat auquel vous assistez et qui oppose la vie privée et les intérêts commerciaux, je vous conjure de vous rappeler l'enjeu qu'est ce droit élémentaire à l'existence dans une société démocratique. Ce droit est au coeur même des outils internationaux de défense des droits humains -droits que nous protégeons lorsqu'ils sont brimés ailleurs mais qui échappent à notre vigilance dans notre propre pays.
Je vous demande de ne pas vous ranger trop rapidement aux conclusions de ceux qui souhaiteraient mettre à nu chacun d'entre nous en s'échangeant nos renseignements personnels. Les intérêts commerciaux sont tout aussi importants que les droits humains. Je vous rappellerai que la norme de code-type sur la protection des renseignements personnels de l'Association canadienne de normalisation, élaborée en partie par le secteur privé, se retrouve enchâssée dans cette loi. Par son entremise, et probablement plus que dans le cas de toute autre nouvelle loi fédérale, on y retrouve là la volonté du monde des affaires canadien.
L'objectif du projet de loi n'est pas d'entraver le commerce mais plutôt de créer un état d'esprit qui fera en sorte que le monde des affaires tiendra toujours compte du droit à la vie privée des clients et des employés dans le développement tant de produits que de pratiques administratives. Cela n'arrivera pas soudainement. Mais j'ai pleinement confiance dans les résultats qui en découleront. En affaires, la satisfaction des clients et abonnés est primordiale. En fait, la réputation d'une entreprise est son plus grand atout et personne ne souhaite être identifié comme faisant fi de la loi.
En présumant que ce projet de loi soit adopté, il s'agira là de l'outil législatif de défense le plus important depuis la promulgation en 1982 de la Loi sur la protection des renseignements personnels.
Quoique imparfait -et quel projet de loi l'est ?- ce projet constitue néanmoins un grand pas vers l'avant. Il exigera du monde des affaires l'application d'un code de pratiques équitables de l'information, reposant sur le consentement de la personne pour la collecte, l'utilisation et la communication de ses renseignements personnels. Le mécanisme de révision indépendant prévu est d'ailleurs tout aussi important. Le commissaire à la protection de la vie privée du Canada se voir conféré le droit de mener des enquêtes, de produire des rapports et d'effectuer des vérifications. En dernier ressort, le projet de loi permet le recours à la Cour fédérale, laquelle a le pouvoir d'accorder des dommages-intérêts.
LE RÔLE D'OMBUDSMAN
Le projet de loi accorde au commissaire à la protection de la vie privée le droit d'effectuer des vérifications et des enquêtes et de rapporter ses conclusions. Tout comme le projet de loi ne veut pas nuire au monde des affaires, j'entends à titre de commissaire à la protection de la vie privée en faire autant. Je m'engage à travailler étroitement avec le secteur privé et non à l'écraser.
Les quinze ans d'expérience cumulative que je partage avec mes prédécesseurs prouve qu'un ombudsman chargé d'enquêter au sujet des plaintes de citoyens n'a pas besoin de recourir à la force pour garantir les droits à la vie privée des Canadiens. L'accent est mis non sur la confrontation mais sur le rôle de l'ombudsman oeuvrant à la résolution des plaintes; élément probablement plus important, l'emphase est mise sur la correction des problèmes de fonds qui mènent à ces plaintes.
Des 20 000 plaintes traitées par le Commissariat depuis 1983, moins d'une douzaine ont nécessité le recours aux tribunaux. Le Commissariat se concentre davantage sur la résolution d'un problème que sur la surveillance policière des organismes. L'approche préconisée a toujours été conviviale -approche qui sera encore plus nécessaire dans le secteur privé. Je ne compte pas enfoncer arbitrairement des portes. Cela nuirait en partant à la promotion du respect de la vie privée. Certes les tribunaux sont là, mais on ne devrait recourir à ceux-ci qu'en dernier ressort seulement.
Certains comparent le rôle de l'ombudsman à celui d'un chien de garde qui n'a pas de dents. Je puis vous assurer que les cas d'abus à la vie privée recevront un traitement plus sérieux qu'un simple grondement menaçant. Mais je suis convaincu que le droit à la vie privée peut être respecté sans devoir recourir à la force.
Un élément essentiel de ce projet est qu'il nous dote d'outils de travail pour lutter contre le plus grand obstacle à la vie privée qui existe au Canada, l'ignorance. Le Commissariat se verra accorder le mandat officiel d'éduquer le public. Le monde des affaires nous accueille déjà à bras ouverts. Les personnes voudront en apprendre davantage sur leurs droits et responsabilités et, plus elles en sauront, moins elles seront craintives, et mieux informés seront leurs choix et décisions.
QUESTIONS CONSTITUTIONNELLES
Le projet de loi évolue à travers un véritable terrain miné et il le fait bien. L'objectif visé est des plus nobles, soit une protection pan canadienne de la vie privée. La vie privée est trop importante pour ne pas l'étayer uniformément à travers tout le pays. Ce sont des mesures comme la Directive européenne sur la protection des données qui nous font prendre conscience des efforts déjà déployés en vue de l'harmonisation outre-frontières de la protection des renseignements personnels, l'une des composantes du droit à la vie privée.
En cette époque de rapprochements internationaux et de tentatives d'harmonisation des lois, il serait lamentable que la protection de notre vie privée au Canada demeure fragmentaire.
APPLICATION DES LOIS
Les pressions exercées à Ottawa relativement à cette question sont parvenues à persuader le gouvernement d'offrir aux organismes appliquant les lois de vastes et inutiles exclusions. Veuillez noter que le terme "organismes" ne comprend pas ici uniquement les forces de l'ordre mais également les agences chargées de l'application de lois telles la Loi de l'impôt sur le revenu ou la Loi sur l'assurance-emploi. Les exemptions accordées couvrent n'importe quel type d'enquête. Une entreprise privée n'a désormais plus le droit de révéler à une personne qu'elle a répondu à une demande de renseignements personnels provenant de la police ou de fonctionnaires à moins que ces derniers ne l'y autorisent. Pareille restriction est en soi tout à fait légitime si la communication devait nuire à une enquête en cours. Mais une fois cette dernière terminée, rares sont les bonnes raisons permettant de continuer à interdire pareille connaissance à la personne visée, surtout dans le cadre d'enquêtes administratives.
Le projet de loi C-6 confère pourtant une discrétion absolue aux organismes à cet égard. Ces derniers n'ont même pas à prouver le tort que pareille communication pourrait causer à leur enquête. De plus, en vertu du projet de loi C-6, ces organismes n'ont pas à conserver de données permettant au commissaire à la protection de la vie privée de vérifier ultérieurement leurs refus de communication, une obligation salutaire faisant pourtant partie de la Loi sur la protection des renseignements personnels.
L'élément positif à ce chapitre est que les entreprises ne sont pas obligées de communiquer ces renseignements sur simple demande d'un représentant des forces de l'ordre. En effet, les entreprises peuvent refuser de communiquer l'information si le requérant n'a pas de mandat. Cependant, comme de tels mandats ne sont pas exigés (bien que recommandés) dans le cas de plusieurs types d'enquêtes administratives, voici une nouvelle raison de demander des comptes.
Le plus que l'on puisse dire est que cette discrétion visant les forces de l'ordre se retrouve également dans la Loi sur la protection des renseignements personnels. Nous avons par le passé régulièrement demandé l'abrogation de ce pouvoir discrétionnaire, et nous redoublerons d'efforts à ce sujet dans l'avenir. Ce point domine d'ailleurs la liste des modifications à apporter à l'actuelle Loi lorsque viendra le temps de sa mise à jour.
PRIMAUTÉ
Le paragraphe 4 du projet stipule que le droit à la vie privée contenu dans ce dernier s'applique en dépit de toute autre disposition législative fédérale, à moins que cette dernière ne stipule expressément le contraire. Cela est bon en soi. Une telle primauté, cependant, ne visera que les lois ultérieures. Entre-temps, je demande aux Sénateurs et aux députés de nous aider en demeurant vigilants face aux lois qui seront soumises à votre vérification. Je ne peux qu'espérer que les autres lois présentement à l'étude ont été élaborées en tenant compte du droit à la vie privée reconnu par le projet de loi C-6, ce qui serait une manifestation évidente de la bonne foi du gouvernement.
HARMONISATION DU PROJET DE LOI C-6 ET DE LA LOI SUR LA PROTECTION DES RENSEIGNEMENTS PERSONNELS
Le projet de loi C-6 et l'actuelle Loi sur la protection des renseignements personnels ont des différences qui doivent disparaître. Ainsi la LPRP autorise le recours à la Cour fédérale seulement dans les cas de refus d'accès aux renseignements personnels : les plaintes relatives à la collecte, l'utilisation ou la communication de renseignements personnels, élément central de tout mécanisme de protection de la vie privée, ne peuvent pas pour l'instant bénéficier d'un tel recours, contrairement aux dispositions du projet de loi C-6. Si cette situation n'est pas rectifiée, le Parlement aura dans les faits accepté une norme de protection de la vie privée moindre pour le fédéral que pour le reste du secteur privé. Position plutôt difficile à défendre.
EN CONCLUSION
Le projet de loi C-6 n'est pas parfait. Il représente cependant un pas important et nécessaire vers une protection efficace de notre vie privée. Une fois en vigueur, cette loi devra être régulièrement modifiée pour refléter l'évolution, naturelle, de notre société. Ces modifications ponctuelles sont la conséquence logique de la nature changeante des menaces que subit notre vie privée.
Quelle que soit mon opinion de ce projet de loi, je ne peux vous quitter sans rappeler aux membres de ce comité et aux autres parlementaires que la protection des renseignements personnels ne constitue qu'un élément, certes important, de ce droit humain fondamental qu'est le droit à la vie privée. La vie privée des Canadiens est de plus en plus assiégée par des technologies de surveillance de plus en plus puissantes et par la volonté apparente de nos gouvernements et de nos dirigeants d'utiliser leur pouvoir à des fins nobles et souvent ignobles.
La protection de la vie privée des Canadiens face à ces forces d'ordre technologique demeurera l'un des grands défis des années à venir, et la lutte pour cette protection se poursuivra même après l'entrée en vigueur du projet de loi C-6. Mais au moins, nous avons fait un pas prudent dans la bonne direction.
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