Le projet de loi C-22, Loi sur le recyclage des produits de la criminalité
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Allocution devant le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce
Le 7 juin 2000
Ottawa, Ontario
Bruce Phillips
Commissaire à la protection de la vie privée du Canada
(Le texte prononcé fait foi)
Bonjour à tous. Je vous remercie de m'avoir invité à venir vous entretenir aujourd'hui de cette importante mesure législative.
Mon mandat me confère un droit de regard sur les questions de vie privée et je porte celles-ci à l'attention du Parlement. C'est donc à ce titre que je comparais devant vous aujourd'hui. Mon intérêt face à cette question s'explique : la loi autorise la collecte, l'utilisation et la communication de quantités considérables de renseignements personnels de nature délicate. Son adoption résulterait en l'accès pour les organismes chargés de l'application de la loi et les institutions gouvernementales à de vastes quantités de renseignements personnels, ce qui se traduirait pour les Canadiens par une érosion équivalente de leurs droits à la vie privée.
Je réalise que cette importante mesure législative s'attaque à un problème grave- soit le blanchiment des produits de la criminalité. Aussi louable que soit le but poursuivi, l'absence de règles claires protégeant la vie privée des Canadiens m'inquiète.
En vous penchant sur le bien-fondé de ce projet de loi, j'aimerais que vous penchiez sur les deux éléments qui suivent. En premier lieu, ce projet de loi s'impose-t-il- vient-il renforcer les lois déjà en place – En second lieu, s'il est jugé nécessaire, quels moyens s'offrent à nous pour limiter la perte de vie privée en résultant ?
Sur le premier point, le blanchiment d'argent est déjà une infraction au Code criminel canadien. En outre, il figure aussi dans la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et dans la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité.
Il faut se rappeler que les Canadiens ne perdent pas leurs droits à la vie privée simplement parce qu'ils sont soupçonnés d'un crime. S'appuyant sur l'article 8 de la Chartre canadienne des droits et libertés, la Cour suprême du Canada a statué que la personne soupçonnée d'un crime est en droit d'être protégé « contre les atteintes du gouvernement à ses attentes raisonnables en matière de vie privée ». [Queen v. Dyment]
Quelles sont les questions de vie privée que soulève le projet de loi C-22 ?
Les banques, les sociétés de fiducie, les compagnies d'assurance, les caisses d'épargne et de crédit, les conseillers financiers, les autres organismes offrant des services financiers et même les casinos sont tenus de déclarer "toute opération financière" lorsqu'il y a des "motifs raisonnables de soupçonner qu'elles sont liées à la perpétration d'une infraction de recyclage des produits de la criminalité". Qu'entend-on par "motifs raisonnables ?" On l'ignore- le projet de loi n'en parle pas, se limitant à demander aux entités et aux personnes d'évaluer subjectivement et hypothétiquement l'honnêteté (le comportement) de leurs clients sans pour autant leur offrir de lignes directrices d'ordre statutaire ou réglementaire sur ce que constituent des motifs raisonnables.
Dans les faits la loi favorise la sur-déclaration de renseignements. Les entités et les personnes tenues de déclarer les transactions financières douteuses sous peine d'amendes pouvant atteindre $ 500 000 ou un emprisonnement maximal de six mois, soumettront vraisemblablement plus de renseignements que moins. En raison de l'absence de définition précise de ce qu'on entend par "motifs raisonnables" et "opérations douteuses" les déclarations excessives font que d'innocents citoyens risquent de voir leur vie privée en prendre un coup.
En se basant sur de vagues soupçons non définis, les entités tenues de recueillir et d'acheminer ces renseignements au Centre d'analyse des transactions financières (le Centre) le feront sans en aviser leurs clients et sans que ceux-ci y consentent. Dans certains cas, cette information ne sera jamais utilisée dans le cadre d'enquêtes criminelles. Faute de preuves tangibles prouvant que le fait d'aviser les clients serait préjudiciable au processus de déclaration, ceux-ci devraient être avertis de l'éventualité d'une communication de leurs renseignements personnels au Centre.
Le paragraphe 54 b) du projet de loi stipule que le Centre est autorisé à recueillir des renseignements personnels pertinents à des activités de blanchiment de l'argent. Là encore, tout comme dans la question des motifs raisonnables, la loi ne précise pas ce qu'on entend par "ce qu'on croit se rapporter". Cela donne à penser que le Centre peut recueillir des renseignements concernant les antécédents d'emploi de la personne, son revenu, ses relations professionnelles, ses habitudes de déplacements en plus de renseignements fournis par les institutions financières et autres organismes tombant sous le coup de la loi. La loi habilite le Centre à recueillir des renseignements en vue d'établir un profil complet de la vie.
Nous désapprouvons la portée de la gamme de renseignements trop vaste que le Centre peut recueillir et utiliser. Selon nous, une loi ou un règlement devrait préciser le type de renseignements qu'on juge nécessaire à l'évaluation d'une transaction douteuse. Un des principes fondamentaux de la Loi sur la protection des renseignements personnels et de la nouvelle Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques veut que les entités ne recueillent que les renseignements nécessaires. Il est impératif de circonscrire la loi.
Il est nettement préférable d'établir le Centre à titre d'organisme autonome assujetti à la Loi sur la protection des renseignements personnels que de communiquer directement les renseignements aux organismes chargés de l'application de la loi. Cependant, la protection conférée par la Loi sur la protection des renseignements personnels est diluée par le C-22. Si on autorise le Centre à recueillir en secret des renseignements, la possibilité pour le public de porter plainte et le pouvoir d'enquête du commissaire deviennent dénués de sens. Les particuliers ignoreront qu'on recueille de l'information à leur sujet ou qu'ils sont sous enquête.
En outre, les citoyens ne seront pas en mesure d'utiliser la Loi sur la protection des renseignements personnels ou la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques afin de déterminer si ses renseignements ont été recueillis à leur sujet. Quoique le Centre soit expressément assujetti à la Loi sur la protection des renseignements personnels nous avons été avisés qu'il refusera automatiquement accès aux demandes en vertu de l'article 16 ou l'alinéa 22(1)b) de la Loi. Par ailleurs, le C-22 modifie la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques en interdisant aux organismes du secteur privé d'avertir les personnes concernées que des renseignements ont été acheminés au Centre. Sans preuve de préjudice, l'accès aux renseignements personnels ne devrait pas être couramment refusé à une personne.
En vertu de l'article 55, le Centre peut communiquer sans mandat des renseignements désignés à des organismes chargés de l'application de la loi, à l'Agence des douanes et du revenu du Canada et à d'autres organismes. Cependant, le paragraphe 55(7) autorise le ministre à ajouter à cela "tout autre renseignement analogue désigné par règlement". Ce faisant, le Centre risque de devenir un simple conduit à travers lequel d'autres renseignements pourraient être acheminés aux organismes chargés de l'application de la loi, déjouant ainsi les contrôles s'appliquant normalement à la collecte de preuves à des fins d'enquêtes criminelles.
En résumé, nos inquiétudes quant au projet de loi C-22 portent sur quatre points :
- L'absence de lignes directrice d'ordre réglementaire sur ce qui constitue des "motifs raisonnables" ou des "transactions douteuses". Ces termes devraient être définis dans la loi ou dans un règlement et non pas dans des lignes directrices élaborées sur une base ponctuelle entre le Centre et les parties intéressées.
- L'étendue et la quantité de renseignements que le Centre est autorisé à recueillir. Là encore, le terme information "pertinente" devrait être défini dans la loi ou un règlement.
- Les citoyens ne devraient pas perdre leurs droits en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ou de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques à moins qu'on puisse établir clairement que le fait de les aviser de l'envoi de ces informations au Centre ou de leur confirmer un droit d'accès compromettrait l'objet de la loi.
- Enfin, nous nous inquiétons d'un éventuel accroissement de la quantité de renseignements fournis aux organismes chargés de l'application de la loi. La quantité de renseignements communiqués doit être maintenue au strict minimum.
Dans la décision de la Cour Suprême mentionnée ci-dessus, le juge La Forest a déclaré que "l'interdiction qui est faite au gouvernement de s'intéresser de trop près à la vie des citoyens touche à l'essence même de l'État démocratique.lorsque d'autres exigences de la société l'emportent sur ce droit, il doit y avoir des règles claires qui énoncent les conditions dans lesquelles il peut être enfreint. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne l'application de la loi, qui met en cause la liberté du sujet". Je vous demande aujourd'hui de vous assurer que le projet de loi C-22 soit doté de règles claires. Si vous estimez que cette loi s'impose alors je vous incite à faire en sorte qu'elle contienne des règles de jeu bien précises afin de minimiser le caractère intrusif de la loi.
Merci.
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