Comparution devant le Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles sur l'étude du projet de loi C-377, Loi modifiant la Loi de l'impôt sur le revenu (exigences applicables aux organisations ouvrières)
Le 7 mai 2015
Ottawa (Ontario)
Déclaration prononcée par Daniel Therrien
Commissaire à la protection de la vie privée du Canada
(Le texte prononcé fait foi)
Introduction
Monsieur le président et honorables sénateurs, merci de m’avoir invité à vous parler du projet de loi C-377.
Pour examiner les risques pouvant découler d’une initiative précise, le Commissariat se sert depuis des années d’un cadre d’analyse de la protection de la vie privée qui cherche à établir si la mesure est nécessaire, efficace, proportionnelle, et s’il existe d’autres moyens moins envahissants de parvenir aux mêmes fins. C’est autour de ces quatre critères que s’articulent mes remarques aujourd’hui.
La nécessité d’une divulgation publique
Le projet de loi C-377 cherche à rendre les syndicats plus transparents et imputables en les obligeant à divulguer, par l’entremise du site Web de l’Agence du revenu du Canada, des renseignements personnels de nature généralement très sensible, comme les salaires et l’activité politique. Si la transparence et l’imputabilité sont des aspects essentiels d'une saine gestion et des éléments cruciaux d'une démocratie efficace et solide, la nécessité de protéger la vie privée l'est tout autant. Ainsi, toute divulgation qu’exigerait le projet de loi C-377 en vue de rendre les syndicats plus transparents et imputables doit être évaluée attentivement en fonction de la nécessité de protéger les renseignements personnels des membres individuels et des autres parties concernées. Il doit y avoir un équilibre entre l’imputabilité et la protection de la vie privée.
Pour établir si cette mesure législative est nécessaire à des fins d’imputabilité, je crois qu’il est pertinent de se demander qui est censé être le bénéficiaire de cette plus grande transparence. Si c’est pour aider les travailleurs et les membres des syndicats qu’on exige une plus grande transparence et imputabilité, comme le suggèrent certains parlementaires, je ferais valoir qu’il n’est pas nécessaire pour atteindre cet objectif de procéder à une divulgation publique de renseignements personnels sensibles sur le site Web de l’Agence du revenu du Canada. Les lois provinciales obligent déjà les syndicats à fournir à leurs membres des états financiers. Cette information est disponible à l’interne aux membres et, bien souvent, affichée publiquement sur les sites Web des syndicats. Ces états financiers ne divulguent pas de noms et sont généralement présentés sous forme de sommaire.
Il se peut que l’imputabilité requière la divulgation de certains renseignements personnels sur les dirigeants syndicaux, par exemple leur salaire, mais si cette imputabilité est pour les membres, je ne vois pas pourquoi l’information devrait être disponible au grand public.
Cependant, si le Parlement est d’avis que les syndicats sont redevables aux contribuables en général, étant donné que les cotisations syndicales sont déductibles d’impôt, j’aimerais vous faire part de quelques réflexions sur la proportionnalité de la mesure envisagée dans le cadre du projet de loi C-377 et proposer des moyens moins envahissants d’assurer l’imputabilité par une divulgation publique.
Proportionnalité des mesures du projet de loi C-377
Il existe un précédent dans les lois fédérales concernant le fait d’exiger la divulgation publique de renseignements personnels au nom de l’imputabilité envers le contribuable : je veux parler du modèle adopté pour les organismes de bienfaisance enregistrés. Selon ce modèle, les organismes de bienfaisance doivent divulguer publiquement, dans leurs déclarations de renseignements annuelles, les renseignements sur les salaires qui concernent uniquement les postes les mieux rémunérés, sans nommer les personnes qui occupent ces postes. Les organismes ne sont pas tenus de rendre publiques les activités politiques de leurs principaux dirigeants, ni leurs activités de lobbying ou de sensibilisation. À mon sens, une exigence de reddition de compte publique aussi pertinente établit un bien meilleur équilibre entre l’imputabilité et la protection de la vie privée. Elle pourrait potentiellement être imposée aux syndicats.
Je dois dire que je suis particulièrement préoccupé par le fait que le projet de loi C-377 propose d’associer les noms de personnes à des activités politiques. Ces activités sont de toute évidence de nature sensible. Pourquoi exiger qu’elles soient divulguées lorsque d’autres modèles érigés au nom de l’imputabilité envers le contribuable ne le font pas?
En outre, même s’il s’agit de renseignements moins sensibles, le fait de nommer publiquement les personnes qui ont payé un syndicat ou reçu de sa part des montants cumulés de plus de 5000 $ m’apparaît également être une mesure disproportionnellement envahissante du point de vue de la vie privée puisqu’elle s’appliquerait non seulement à des membres du syndicat, mais aussi à beaucoup de tiers fournisseurs.
En ce qui concerne la divulgation publique des noms des personnes gagnant plus de 100 000 $, le salaire d’une personne constitue en principe un renseignement personnel sensible qui ne doit pas être divulgué sans consentement. Bien sûr, il y a des exceptions, notamment la divulgation du salaire des hauts fonctionnaires dans certaines administrations. Cependant, même lorsque de telles exceptions sont faites au nom d’une plus grande transparence et imputabilité, à mon avis leur portée devrait être limitée.
Autres moyens moins envahissants à envisager
Comme je l’ai mentionné, les lois provinciales obligent déjà les syndicats à divulguer des renseignements à leurs membres au nom de l’imputabilité et, de mon point de vue, le font d’une manière qui respecte la vie privée.
Ailleurs dans le monde, pour parvenir à des fins semblables, les mesures législatives se limitent à la divulgation d’états financiers (comme en France) ou, lorsque des renseignements personnels sont en jeu, se limitent aux salaires des plus hauts salariés de syndicats (au Royaume-Uni et en Australie notamment). Le seul pays à avoir adopté des mesures semblables au projet de loi C-377 sont les États-Unis.
Pour revenir à ce que propose le projet de loi C-377, si l’on considère que des transactions ayant une valeur cumulée de plus de 5000 $ devraient faire l’objet de rapports, elles pourraient être décrites dans les états financiers des syndicats sans que les payeurs ou bénéficiaires soient nommés.
Enfin, il n’est pas nécessaire d’associer publiquement les noms de personnes à la répartition estimée du temps consacré à des activités politiques, de lobbying ou toute autre activité sans lien avec les activités syndicales, et cela ne devrait pas être exigé. Si le Parlement juge que la divulgation d'une telle répartition est une étape nécessaire, efficace et proportionnée en vue d’amener les syndicats à être plus transparents et imputables, cette divulgation devrait se faire sous forme de synthèse générale.
Conclusion
J’espère que mes remarques permettront de faire en sorte qu’on parvienne avec ce projet de loi à trouver le juste équilibre entre la transparence et l’imputabilité, d’une part, et le droit à la vie privée des personnes d’autre part.
Je serai heureux de répondre à vos questions.
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