Comparution devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense au sujet du projet de loi C-44, Loi modifiant la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et d'autres lois
Le 9 mars 2015
Ottawa (Ontario)
Déclaration prononcée par Daniel Therrien
Commissaire à la protection de la vie privée du Canada
(Le texte prononcé fait foi)
Bonjour, Monsieur le Président et membres du Comité. Je suis heureux d’avoir la possibilité de vous faire part des répercussions sur la vie privée du projet de loi C-44, Loi modifiant la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et d’autres lois, qui a été déposé à la Chambre des communes le 27 octobre 2014. J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt les discussions portant sur ce projet de loi et je vous remercie de me permettre de soulever certaines préoccupations.
Le Commissariat prône depuis longtemps une approche équilibrée, proportionnée et mesurée à l’égard de toute nouvelle législation proposée qui a une incidence sur le droit des Canadiens à la vie privée, comme ce projet de loi. Le mémoire que j’ai présenté au Comité permanent de la sécurité publique et nationale était accompagné d’une déclaration que j’ai émise en octobre avec les autres commissaires à l’information et à la protection de la vie privée fédéraux, provinciaux et territoriaux. Dans cette déclaration, nous demandons notamment au gouvernement fédéral d’adopter une démarche fondée sur des données factuelles à l’appui de toute nouvelle mesure législative proposée qui accorderait des pouvoirs supplémentaires aux organismes de renseignement et à ceux chargés de l’application de la loi.
J’aimerais formuler quelques commentaires concernant les risques d’atteinte à la vie privée auxquels il faudrait à notre avis prêter attention. Le projet de loi C-44 vise entre autres à autoriser le SCRS à exercer ses activités à l’extérieur du Canada, y compris en faisant appel à des États étrangers, à la suite d’un jugement de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire X (2014 CAF 249). Dans cette décision, la Cour a émis certaines réserves quant au pouvoir de présenter sous le régime de la loi actuelle des demandes d’aide aux États étrangers. Ce type de demande soulève la possibilité d’une communication plus vaste de l’information entre organismes de renseignements nationaux. Or, comme l’ont démontré les commissions d’enquête O’Connor et Iacobucci, cette activité peut entraîner de graves atteintes aux droits de la personne. Certaines personnes one été torturées suite à la communication de renseignements par le SCRS à des États étrangers.
Le Commissariat pense que les mesures en place pour assurer une protection contre le risque de ce type d’atteintes ne sont pas adéquates. La Charte, telle qu’elle est appliquée par les tribunaux, constitue bien sûr une importante mesure de protection. Mais le Parlement aussi a un rôle important et nous pensons que vous devriez légiférer pour empêcher que le Canada viole ses obligations internationales. J’aimerais donc porter à votre attention un récent arrêt de la Cour suprême du Canada, dans Wakeling c. États-Unis d’Amérique (2014 CSC 72), qui a confirmé l’importance de mesures d’imputabilité et de surveillance pour protéger l’information communiquée à des États étrangers.
Le juge Moldaver suggère notamment plusieurs moyens pour protéger les renseignements personnels communiqués à des États étrangers contre un mauvais usage éventuel. La juge Karakatsanis affirme quant à elle au nom des juges dissidents qu’il appartient au législateur de décider quelles mesures sont adéquates et de quelle façon il conviendrait de les mettre en œuvre.
En l’absence de mesures de sécurité prévues par la loi, la protection des individus contre le risque de mauvais traitements reposerait sur l’application de principes constitutionnels généraux qui n’ont pas encore été définis clairement dans le contexte de la communication d’information entre organismes de renseignements nationaux. Il y a tout lieu de croire que cette situation entraînerait des années de litiges et d’incertitude concernant le niveau de protection auquel les individus ont droit. Au nombre des questions qui pourraient être litigieuses, mentionnons l’incidence du paragraphe 21(3.1) de la Loi sur le SCRS, qui seraitajouté en vertu du paragraphe 8(2) du projet de loi C-44, selon lequel la Cour fédérale peut « sans égard à toute autre règle de droit », y compris, peut-être, les principes du droit international, autoriser le SCRS à faire enquête à l’extérieur du Canada sur une menace à la sécurité nationale.
Si les tribunaux ont un rôle à jouer pour protéger les individus contre les atteintes aux droits de la personne, j’estime que le Parlement a aussi un rôle important à jouer pour s’assurer que les nouveaux pouvoirs conférés au SCRS sont exercés d’une manière qui respecte les obligations du Canada en matière de droits de la personne en général et de la Convention contre la torture en particulier. Des règles législatives claires s’imposent pour empêcher que la communication d’information par le SCRS puisse entraîner un manquement aux obligations internationales du Canada.
À mon avis, une approche législative équilibrée comprendrait également des dispositions dans le projet de loi C-44 prévoyant une surveillance indépendante des activités de tous les ministères et organismes fédéraux qui œuvrent en matière de à la sécurité nationale. Bien que le projet de loi C-44 se limite à élargir directement le mandat du SCRS et indirectement celui du Centre de la sécurité des télécommunications Canada, et même si ces deux organismes font l’objet d’une surveillance indépendante, plusieurs réclament depuis plusieurs années que l’on remédie aux lacunes dans la surveillance de la sécurité nationale mises au jour par la commission d’enquête O’Connor sur l’affaire Arar. Pour conclure, j’aimerais souligner qu’avec le dépôt du projet de loi C-44 et, plus récemment, du projet de loi C-51 qui accroît beaucoup l’échange d’information et élargit le mandat du SCRS, je considère qu’il serait important d’examiner toutes les lois antiterroristes dans leur ensemble afin de traiter cet enjeu important et de renforcer la confiance des Canadiens dans le travail de leurs organismes chargés de la sécurité nationale.
Sur ce, je me ferai maintenant un plaisir de répondre à vos questions.
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