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Comparution devant le Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord au sujet du projet de loi C-27, Loi visant à accroître l'obligation redditionnelle et la transparence des Premières Nations en matière financière

Le 31 octobre 2012
Ottawa (Ontario)

Déclaration prononcée par Jennifer Stoddart
Commissaire à la protection de la vie privée du Canada

(Le texte prononcé fait foi)


Introduction

Monsieur le Président et Mesdames et Messieurs membres du Comité, je vous remercie de m’avoir invitée aujourd’hui afin de discuter du projet de loi C-27 : Loi visant à accroître l’obligation redditionnelle et la transparence des Premières Nations en matière financière. Patricia Kosseim, l’avocate générale principale du Commissariat, se joint à moi.

Comme vous le savez, en vertu du projet de loi C-27, les chefs et les conseillers des Premières Nations devront remettre chaque année une annexe vérifiée des rémunérations au ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canada. Cette annexe indiquera le salaire versé par une Première Nation, ou par toute entité qu’elle contrôle, à son chef et à chacun de ses conseillers, qu’ils agissent à titre officiel ou personnel.

Le projet de loi exigerait que les Premières Nations publient cette annexe sur leurs sites Web et qu’elles les rendent accessibles à toute personne qui en fait la demande. De plus, le ministre serait tenu de publier cette annexe sur le site Web du ministère des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canada. Je sais que des mesures en matière de reddition de comptes sont déjà en vigueur pour de nombreuses Premières Nations, mais le projet de loi C-27 permettrait de normaliser efficacement toutes les données remises au Ministère et établit le fondement législatif pour une divulgation proactive de cette information accessible au public sur Internet.

La Loi sur la protection des renseignements personnels

En ce qui concerne le mandat du Commissariat, c’est la Loi sur la protection des renseignements personnels qui s’applique à toutes les organisations du secteur public fédéral. Même si la Loi sur la protection des renseignements personnels est considérée comme une loi à valeur quasi constitutionnelle, d’autres lois du Parlement peuvent l’emporter sur certaines de ses dispositions. Ainsi, de façon générale, les renseignements personnels relevant d’une institution fédérale ne peuvent être communiqués sans le consentement de la personne concernée. Dans l’état actuel du droit, les salaires précis sont considérés comme des renseignements personnels au sens de la Loi sur la protection des renseignements personnels, et ne peuvent être publiquement divulgués par Affaires autochtones et du Développement du Nord Canada sans autorisation. Cependant, la Loi sur la protection des renseignements personnels autorise de façon exceptionnelle la divulgation de renseignements personnels sans consentement dans les cas où une autre loi du Parlement autorise une telle divulgation. Autrement dit, si ce projet de loi devait être adopté, le ministre serait autorisé à divulguer les salaires précis aux fins établies dans le projet de loi C-27.

L’enjeu relatif à la protection de la vie privée que vous devez évaluer en est donc un de principe et non pas de conformité à la loi : le projet de loi C-27 invoque deux principes démocratiques d’importance égale, soit l’obligation redditionnelle et la protection des renseignements personnels. La question est donc la suivante : De quelle façon ces deux valeurs doivent-elles s’influencer réciproquement afin de minimiser les impacts négatifs et de maximiser le capital démocratique pour les Canadiens?

Systèmes existants de divulgation du salaire

La transparence et la reddition de comptes sont des principes auxquels le Commissariat accorde beaucoup d’importance. Les commissaires à l’information et à la protection de la vie privée des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux et moi-même avons signé une résolution conjointe appuyant et encourageant la transparence du gouvernement afin de valoriser l’intégrité et la reddition de comptes. Ce sont des caractéristiques essentielles d’une bonne gouvernance et ces éléments sont déterminants pour le maintien d’une démocratie efficace et solide.

En examinant ce projet de loi, je note qu’il existe une tendance distincte au Canada à divulguer publiquement les salaires des représentants élus et d’autres hauts fonctionnaires payés à même les fonds publics. Lorsque l’argent provient des contribuables, les attentes en matière de transparence augmentent en même temps que le niveau de responsabilité ou de salaire associé à un poste.

Au niveau fédéral, le Parlement du Canada publie chaque année le salaire précis des élus, notamment celui du premier ministre, des ministres et des députés, sur sa page Web Indemnités, salaires et allocations. De plus, l’échelle salariale des personnes travaillant dans le secteur public est aussi rendue publique.

De façon similaire, au Québec, les salaires des élus sont rendus publics par l’Assemblée nationale. Les salaires précis des fonctionnaires du Québec ne sont, en revanche, pas divulgués au public, même si ceux des hauts fonctionnaires peuvent être communiqués à la suite d’une demande d’accès à l’information.

En Ontario, les salaires précis des élus provinciaux sont accessibles au public; le nom, le salaire et le montant des avantages sociaux imposables des seuls fonctionnaires qui reçoivent un salaire annuel de 100 000 $ ou plus sont divulgués dans un rapport publié chaque année.

D’autres provinces, notamment la Colombie-Britannique et le Manitoba, ont également recours à des seuils salariaux pour établir les exigences de divulgation publique des renseignements concernant les hauts fonctionnaires.

Aucun système semblable n’est en place pour les Premières Nations du Canada. Le projet de loi C-27 fixerait pour la première fois une norme cohérente en matière de divulgation publique des salaires des élus, entre autres exigences de présentation de rapports destinés au public, de plus de 600 Premières Nations. Les conséquences du projet de loi sur la vie privée de ces personnes exigent donc une analyse et une réflexion consciencieuses.

Cadre d’analyse de la protection de la vie privée

Dans cet esprit, le Commissariat se sert depuis des années d’un cadre d’analyse de la protection de la vie privée pour examiner les risques pouvant découler d’une initiative précise. Les éléments de ce cadre peuvent se résumer en quatre grandes questions :

  • Premièrement, est-il démontré que la mesure est nécessaire pour répondre à un besoin spécifique?
  • Deuxièmement, la mesure est-elle susceptible de répondre efficacement à ce besoin?
  • Troisièmement, la perte de la vie privée est-elle proportionnelle au besoin à combler?
  • Et quatrièmement, y a-t-il un moyen moins envahissant de parvenir aux mêmes fins?

La première question permet d’évaluer si la mesure proposée est nécessaire afin d’atteindre l’objectif d’une politique précise. Dans la plupart des cas, la réponse à cette question est positive et le cas que nous examinons, à première vue, ne fait pas exception à la règle : la transparence financière à l’égard des fonds publics versés aux représentants élus et aux hauts fonctionnaires du gouvernement est un objectif important qui pourrait bien justifier l’adoption d’une mesure législative pour assurer la mise en œuvre d’exigences plus uniformes en matière de reddition de comptes et, ultimement, pour améliorer la transparence et la responsabilité envers le public.

La deuxième question examine si la mesure proposée permettra efficacement d’atteindre l’objectif déterminé de la politique. Il se peut que la mesure proposée ne soit pas particulièrement efficace pour l’atteinte des objectifs pour lesquels elle a été élaborée. Compte tenu de la complexité de l’architecture de gouvernance des Premières Nations, j’admets respectueusement que je ne suis peut-être pas la bonne personne pour répondre à cette question. Dans ce cas, je m’en remettrais plutôt à l’évaluation éclairée d’experts bien au fait des questions autochtones.

La troisième question, axée sur la proportionnalité, est essentielle à l’évaluation des répercussions de la mesure sur la vie privée. Elle prend sensiblement la forme d’un critère de pondération qui permet de déterminer si les effets préjudiciables sur la vie privée des personnes sont plus importants que les effets bénéfiques de la mesure proposée. À cette étape, il est important de relever toutes les incidences potentielles de la mesure proposée sur la vie privée, le nombre de personnes qui seront touchées et l’ampleur de la perte au chapitre de la vie privée. On pourra alors déterminer de façon plus éclairée si les avantages publics de la mesure proposée — dans ce cas-ci, l’adoption d’exigences plus vastes et uniformes en matière de divulgation publique pour les Autochtones — sont plus importants que les effets négatifs sur la vie privée des chefs et des conseillers. En tant que parlementaires, vous pourriez être d’avis que la divulgation proactive des salaires exacts, en plus de toutes les autres exigences en matière de divulgation publique, dépasse les avantages supplémentaires que la mesure procurerait au chapitre de la transparence et de la reddition de comptes publics. Par contre, si la divulgation des salaires précis des représentants élus devient une tendance largement adoptée au Canada, comme cela semble être le cas, le fait de divulguer aussi les salaires des chefs et des conseillers pourrait bien être considéré comme une mesure proportionnelle et raisonnablement conforme aux attentes du public.

Grâce à la dernière question, il est possible de déterminer si la mesure proposée peut être remplacée par une autre mesure qui aurait des répercussions moins néfastes sur la vie privée. Il faut alors envisager s’il existe différentes options qui pourraient donner des résultats semblables en portant moins atteinte à la vie privée. Ainsi, le fait de divulguer les échelles salariales ou des montants de salaires agrégés pour les groupes particuliers, au lieu des salaires précis des personnes, pourrait s’avérer un moyen tout aussi efficace d’améliorer la transparence et la reddition de comptes sans porter la même atteinte à la vie privée des personnes.

Conclusion

Pour terminer, Monsieur le Président et Mesdames et Messieurs membres du Comité, j’aimerais vous remercier une fois de plus de m’avoir offert la possibilité de m’entretenir avec vous sur l’importance des considérations liées à la protection de la vie privée dans ce projet de loi.

Trouver l’équilibre parfait entre l’atteinte des objectifs et la protection de la vie privée peut être complexe et difficile. J’espère que le cadre d’analyse que je vous ai présenté vous sera utile. Je serai heureuse de répondre à vos questions.

Je vous remercie.

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