Mémoire : Consultation du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada – Réputation en ligne
Jennifer Barrigar
Août 2016
Remarque : Ce document a été présenté par les auteurs ou auteures au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada dans le cadre de la consultation sur la réputation en ligne.
Avertissement : Les opinions exprimées dans ce document sont celles des auteurs ou auteures et ne reflètent pas nécessairement celles du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada. Comme ce mémoire a été fourni par une entité non assujettie à la Loi sur les langues officielles, il a été traduit de sa langue d’origine par le Commissariat à titre indicatif. En cas de divergence, veuillez consulter la version anglaise. Pour plus d’information sur la politique du Commissariat sur l’offre de contenu dans les deux langues officielles, vous pouvez consulter la page d’Avis importants.
Sommaire
En 2013, j’ai terminé mes études de doctorat en droit au Centre de recherche en droit, technologie et société de l’Université d’Ottawa, sous la supervision du professeur Ian Kerr. Ma thèse, intitulée Time to Care About Reputation: Re-viewing the Resonances and Regulation of Reputation, porte sur la réputation en tant que force de régulation dans les relations et les transactions en ligne et hors ligne. L’article que je présente dans le cadre des consultations s’appuie sur les résultats de ma thèse.
Le document de discussion du Commissariat à la protection de la vie privée met au premier plan l’incidence de la réputation sur les individus et leur difficulté à trouver des recours appropriés en cas d’atteinte à leur réputation en ligne. Je reconnais que l’individu est un point de départ essentiel. Toutefois, j’estime que centrer l’analyse de la réputation uniquement, ou même principalement, sur l’individu amène à occulter la convergence de plusieurs formes de pouvoirs systémiques. Par conséquent, lorsque nous évaluons des solutions visant à atténuer ou à contrôler le risque d’atteinte à la réputation, il est essentiel de veiller à ce que l’analyse repose sur une compréhension beaucoup plus complexe de la réputation, de son mode de fonctionnement et des intérêts qu’elle sert.
Il faut envisager la réputation comme un processus social de négociation et de co-création exerçant une force hégémonique invisible. Des intérêts politiques, économiques et idéologiques dominants s’incorporent à des normes en apparence sociales, lesquelles sont ensuite appliquées ou renforcées au moyen de la répuation, laquelle agit ensuite à titre gardienne, contrôlant l’accès à diverses possibilités spatiales, informationnelles et financières.
L’essentiel de mon article reprend l’idée du dernier chapitre de ma thèse, qui porte sur la responsabilisation et ses effets. En définitive, la responsabilisation est un processus par lequel le gouvernement se soustrait à l’obligation de protéger les citoyens ou la transfère à d’autres en faisant de l’autoprotection une obligation morale. L’application de cette idée à la réputation montre que le débat en cours sur le sujet et la régulation de la réputation ont pour effet de renforcer et de normaliser la responsabilité de chacun en matière de gestion du risque.
Pour pouvoir protéger la réputation, il faut d’abord comprendre les répercussions sociales, politiques et économiques de nos investissements et de ces hypothèses. Tant que l’on continuera de diaboliser l’« utilisateur stupide » en faisant valoir qu’il ne mérite pas d’être protégé — en fait, en le dépeignant comme quelqu’un qui recherche les effets négatifs qu’il subit —, non seulement les systèmes sous-jacents permettant ces effets négatifs resteront en place, mais ils se trouveront en plus renforcés activement — à tout le moins, on peut le soutenir — puisque les individus doivent se conformer aux exigences, aux attentes et aux besoins associés à ces systèmes.
Afin d’assurer une régulation efficace de la réputation qui s’attaque à tous les problèmes et à toutes les répercussions connexes, une compréhension exhaustive du contexte est nécessaire sans se restreindre à l’environnement en ligne ou à l’expérience individuelle.
Version intégrale :
En 2013, j’ai terminé mes études de doctorat en droit au Centre de recherche en droit, technologie et société de l’Université d’Ottawa, sous la supervision du professeur Ian Kerr. Ma thèse, intitulée Time to Care About Reputation: Re-viewing the Resonances and Regulation of Reputation (en anglais seulement) porte sur la réputation en tant que force de régulation dans les relations et les transactions en ligne et hors ligne. Ma recherche examine le processus de « responsabilisation », où l’on constate que la responsabilité de la protection incombe désormais aux individus plutôt que d’être reconnue (à juste titre) comme une responsabilité culturelle, politique et juridique d’ordre général. Les commentaires que je présente ci dessous s’appuient sur les résultats de ma thèse.
Le document de travail du Commissariat à la protection de la vie privée met au premier plan l’incidence de la réputation sur les individus et leur difficulté à trouver des recours appropriés en cas d’atteinte à leur réputation en ligne et pose cinq questions à approfondir.
Je reconnais que l’individu est un point de départ essentiel. Toutefois, j’estime que centrer l’analyse de la réputation uniquement, ou même principalement, sur l’individu amène à occulter la convergence de plusieurs formes de pouvoirs systémiques. Par conséquent, lorsque nous évaluons des solutions visant à atténuer ou à contrôler le risque d’atteinte à la réputation, il est essentiel de veiller à ce que l’analyse repose sur une compréhension beaucoup plus complexe de la réputation, de son mode de fonctionnement et des intérêts qu’elle sert.
1. Nous avons attiré l’attention sur certains écarts qu’il pourrait y avoir concernant les mesures de protection entre le monde en ligne et le monde hors ligne. Quels sont les autres écarts?
L’une des premières questions que nous devons nous poser est la suivante : y a-t-il un écart (ou doit-il y en avoir un) entre le monde en ligne et le monde hors ligne? Selon moi, le problème réside dans la présomption que chaque élément d’information pouvant être recueilli est également important ou, en fait, important tout court. Dans les lieux non virtuels, nous n’avons pas de difficulté à pondérer la valeur que présente un élément d’information donné — nous tenons compte du contexte, du où, du quand et du comment, et nous comprenons que des propos tenus par un adolescent frustré de 14 ans peuvent être moins révélateurs de ses opinions, de sa personnalité ou de ses compétences qu’un exposé de position publié ou même une déclaration d’un adulte dans des circonstances semblables. Pourquoi, alors, sommes-nous incapables d’appliquer la même pondération judicieuse à l’information que nous trouvons en ligne?
2. Quelles solutions pratiques, techniques, stratégiques ou juridiques faudrait-il envisager pour atténuer les risques d’atteinte à la réputation en ligne?
J’ai examiné les formes de régulation de la réputation, par voie légale ou quasi légale, pour constater en fin de compte qu’aucune d’entre elles ne peut s’appliquer entièrement en raison de la complexité de la question de la réputation. Mes conclusions se trouvent au chapitre 5 de ma thèse de doctorat (en anglais seulement).
3. Le droit à l’oubli peut-il s’appliquer dans le contexte canadien et, dans l’affirmative, comment?
Il faut préciser que la décision rendue sur le « droit à l’oubli » a seulement permis de pouvoir demander le retrait de renseignements des résultats des moteurs de recherche. Il n’y a pas de garantie que cela sera fait. Dans sa décision, le tribunal a reconnu que dans certaines situations, le retrait serait approprié, mais que chaque demande doit faire l’objet d’une analyse afin d’établir le juste équilibre entre les droits individuels à l’autodétermination de l’information et l’intérêt du public.
La décision n’entraîne pas la création d’une nouvelle forme de censure ou de répression — il s’agit plutôt d’un retour à ce qui existait auparavant. Elle prépare le terrain pour l’harmonisation des nouveaux médias de communication avec les durées de vie traditionnelles de l’information, ainsi que le rétablissement éventuel d’un voile d’obscurité sur l’information à mesure que diminue son degré d’actualité.
Pour en savoir plus sur mes réflexions sur le sujet, vous pouvez consulter mon blogue :
- Keeping it Real: Reputation versus the Right to be Forgotten (en anglais seulement)
- How to Profit From the Right to be Forgotten (Operators are Standing By!) (en anglais seulement)
- It's obscurity, not apocalypse: All that the “right to be forgotten” decision has created is the right to ask to have information removed from search engine results. (en anglais seulement)
- The Balance Inherent in the Right to be Forgotten (en anglais seulement)
- Speaking of the Right to be Forgotten, Could We Please Forget This Fearmongering? (en anglais seulement)
4. Faudrait-il prendre des mesures spéciales à l’intention des groupes vulnérables?
Dans ma recherche, j’ai constaté que la réputation est un processus social de négociation et de cocréation exerçant une force hégémonique invisible. Des intérêts politiques, économiques et idéologiques dominants s’incorporent à des normes en apparence sociales, lesquelles sont appliquées au moyen de la réputation, laquelle agit ensuite à titre de gardienne en contrôlant l’accès à diverses possibilités spatiales, informationnelles et financières. C’est ainsi que des groupes sont *rendus* vulnérables — et voient leur vulnérabilité amplifiée — par la réputation.
Au lieu de prendre des mesures « spéciales » ou de désigner des groupes comme « vulnérables », une fois qu’on a compris comment les suppositions et les préjugés sociaux existants peuvent se fondre dans les évaluations de la réputation et comment les conclusions tirées à partir de la réputation peuvent mener à des actions discriminatoires, il faut absolument que les valeurs d’équité s’insèrent dans une régulation efficace de la réputation.
5. Qui sont les principaux acteurs et quels sont leurs rôles et leurs responsabilités?
L’essentiel du présent article examine et rejette l’approche néolibérale souvent appliquée aux questions abordées; il soutient que l’accent sur la responsabilité individuelle est inadéquat et inapproprié. C’est le dernier chapitre de ma thèse, où j’énonce le processus de « responsabilisation » et j'examine le passage d’une société sous contrôle gouvernemental à une société où la gestion du risque et l’autoprotection relèvent de plus en plus de l’individu, du moins dans la perception du public.
En étudiant le processus de responsabilisation et l’attente correspondante que l’individu gère sa propre réputation, j’ai passé en revue les diverses approches, de l’éducation individuelle aux organisations commerciales qui promettent (moyennant des frais) de « protéger » et de « rétablir » une réputation. En définitive, la responsabilisation est un processus par lequel le gouvernement se soustrait à l’obligation de protéger les citoyens ou la transfère à d’autres en faisant de l’autoprotection une obligation morale. L’application de cette idée à la réputation a montré que les aspects actuels du débat sur le sujet et la régulation de la réputation ont pour effet de renforcer et de normaliser la responsabilité de chacun en matière de gestion du risque.
Il faut ébranler le principe de la responsabilisation. Une véritable transformation ne peut exiger qu’on adopte au préalable des attitudes ou des comportements particuliers pour avoir droit à la protection. Les individus doivent pouvoir s’échanger de l’information, tout comme ils doivent pouvoir se choisir et adopter des identités en fonction du contexte dans lequel ils se trouvent sans craindre que de l’information non pertinente et les déductions découlant de cette information ainsi que des mythes et des présomptions généralement répandus soient utilisées contre eux.
Le présent examen montre une gouvernance dirigée qui favorise les intérêts des entreprises et la protection des données et qui diabolise les individus non respectueux des paramètres prévus. Cette façon de réguler la réputation ne peut être appropriée ou suffisante.
Après un examen exhaustif de la façon dont se construit et fonctionne la réputation, de l’utilisation de cette information et des effets qui peuvent en résulter, du droit et de la réglementation actuels, et des approches de gouvernance en cours, il apparaît clairement qu’il faut innover et établir une nouvelle façon de penser au sujet de la réputation qui tiendrait compte de toutes les complexités et qui placerait la responsabilité là où elle doit être afin d’assurer une régulation optimale dans le domaine. Après tout, nous sommes tous des « utilisateurs stupides » jusqu’à ce que nous puissions remodeler le processus qui nous construit ainsi.
Pour pouvoir protéger la réputation, il faut d’abord comprendre les répercussions sociales, politiques et économiques de nos investissements et de ces hypothèses. Tant que l’on continuera de diaboliser l’« utilisateur stupide » en faisant valoir qu’il ne mérite pas d’être protégé — en fait, en le dépeignant comme quelqu’un qui recherche les effets négatifs qu’il subit —, non seulement les systèmes sous-jacents permettant ces effets négatifs resteront en place, mais ils se trouveront en plus renforcés activement — à tout le moins, on peut le soutenir — puisque les individus doivent se conformer aux exigences, aux attentes et aux besoins associés à ces systèmes.
Afin d’assurer une régulation efficace de la réputation qui s’attaque à tous les problèmes et à toutes les répercussions connexes, une compréhension exhaustive du contexte est nécessaire sans se restreindre à l’environnement en ligne ou à l’expérience individuelle.
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