La protection de la vie privée des employés sur les lieux de travail modernes
Résolution des commissaires fédéral, provinciaux et territoriaux à la protection de la vie privée et des ombuds responsables de la protection de la vie privée
Québec (Québec), du 4 au 5 octobre 2023
Contexte
Le télétravail a modifié notre façon de travailler, brouillant la distinction qui existait auparavant entre le domicile et le bureau. Selon un récent sondage réalisé par Ipsos, seulement 36 % des personnes qui ont travaillé à domicile pendant la pandémie s’attendaient à retourner régulièrement au bureau en 2023Note de bas de page 1. Le télétravail est là pour de bon et deviendra une nouvelle normalité pour des millions d’employés canadiens à l’avenir.
Cette tendance a intensifié le recours aux technologies de surveillance, les employeurs adoptant de nouvelles méthodes pour faire le suivi à distance des activités de leurs employés, que ce soit pendant ou après les heures de travail. Selon une étude menée récemment au Canada, 70 % des employés répondants ont déclaré que certains aspects de leur travail étaient surveillés par des moyens numériques. Plus précisément, environ 32 % des employés ont affirmé avoir fait l’objet d’au moins une de ces formes de surveillance : localisation, webcaméra/enregistrement vidéo, surveillance de la frappe au clavier, captures d’écran ou lecture de caractéristiques biométriques comme les traits faciaux, la voix ou l’irisNote de bas de page 2.
Si la surveillance électronique des employés a connu un essor en raison de la pandémie, elle existe depuis longtemps dans de nombreux secteurs : suivi par géolocalisation dans les secteurs du transport et du camionnage, pointage dans les usines et les entrepôtsNote de bas de page 3, surveillance des conversations téléphoniques entre préposés et clients, ou dispositifs de localisation que portent les infirmières dans les hôpitaux. Il s’agit désormais d’un sujet de préoccupation dans presque tous les secteurs d’activité.
Ces dernières années, les capacités et les applications de surveillance des employés se sont considérablement élargies. Certaines formes de surveillance numérique (appelées « patrongiciels ») sont utilisées pour évaluer la productivité des employés et analyser leur humeur, leurs réactions ou leur degré de fatigueNote de bas de page 4. Elles peuvent aussi servir à évaluer la capacité des employés à rester attentifs au travail, à demeurer calmes sous la pression et à fournir un bon service à la clientèle, ainsi que d’autres aspects de leur rendement. On peut même faire appel à l’analytique prédictive pour déterminer si un employé est susceptible de bien s’acquitter de ses fonctions ou de chercher un autre emploi, ce qui signifie que des renseignements peuvent même être recueillis ou déduits au sujet de gestes qui n’ont pas encore été posés. Les systèmes d’intelligence artificielle (IA) sont utilisés de plus en plus souvent pour identifier des personnes à recruter, évaluer les curriculum vitae des candidats et même analyser leurs expressions faciales lors d’entrevues vidéo. Or, on a relevé des cas où des algorithmes formés à partir de curriculum vitae antérieurs ont perpétué la discrimination fondée sur le sexeNote de bas de page 5 et où la reconnaissance faciale dans le cadre de l’embauche a été sérieusement remise en question en raison de ses résultats biaisés et erronésNote de bas de page 6.
Les commissaires et ombudsmans fédéral, provinciaux et territoriaux à la protection de la vie privée, chargés de la surveillance de la protection de la vie privée au Canada (les commissaires FPT à la protection de la vie privée du Canada), reconnaissent qu’il est raisonnable de recueillir certains renseignements sur les employés et que cela peut même être nécessaire pour la reddition de comptes en matière de ressources et la gestion des rapports employeur-employé. Cependant, l’adoption irresponsable de technologies portant atteinte à la vie privée dans la gestion du personnel peut entraîner des conséquences importantes et mesurables sur la carrière des employés, qu’elles portent sur la rémunération, les promotions ou la cessation d’emploi. L’omniprésence du contrôle et de la surveillance électronique peut également avoir, sur les employés, des effets plus subtils et difficiles à mesurer, mais tout aussi importants, comme le stress, une diminution de la créativité et du sentiment d’autonomie, une perte de dignité et des effets néfastes sur la santé mentale, causés par le fait que l’employeur les surveille en permanence par voie numérique, y compris chez euxNote de bas de page 7.
Les lacunes importantes des lois sur la protection de la vie privée qui s’appliquent aux employés du Canada ne font que compliquer la situationNote de bas de page 8. Les employés sous réglementation fédérale sont soumis à la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE)Note de bas de page 9. Toutefois, il n’existe actuellement aucune loi sur la protection de la vie privée qui s’applique aux employés non soumis à la réglementation fédérale dans les provinces canadiennes, sauf en Alberta, en Colombie-Britannique et au Québec, qui disposent de leurs propres lois provinciales sur la protection de la vie privée. Cette disparité des lois à travers le pays laisse de nombreux employés sans la moindre protection de leur vie privée. Malheureusement, pour l’employé canadien moyen, il n’y a pas de réponse simple et rassurante lorsqu’il se demande si les renseignements recueillis par son employeur à son sujet sont protégés et, le cas échéant, comment ils le sont.
En l’absence d’un régime législatif efficace, bon nombre d’employés ignorent quels renseignements sont recueillis à leur sujet, comment ils sont utilisés et à quelles fins. Ils risquent d’avoir peu de recours, voire aucun, contre les employeurs qui mettent en œuvre des politiques et des pratiques de surveillance électronique trop envahissantes, contreviennent à des politiques apparemment raisonnables ou, pire, n’ont pas de politiques transparentes du tout. Cette situation intenable ne fait qu’exacerber le déséquilibre de pouvoir entre employés et employeurs, en particulier dans le cas des populations vulnérables et des communautés marginalisées au sein de la main-d’œuvre canadienneNote de bas de page 10.
En conséquence :
Les commissaires FPT à la protection de la vie privée du Canada demandent à leurs gouvernements respectifs et aux parties prenantes concernées de veiller à ce que le droit des employés à la vie privée et à la transparence soit respecté et protégé, en particulier dans le contexte moderne du travail, où l’on a de plus en plus recours au contrôle et à la surveillance électronique des activités des employés.
En particulier, nous appelons les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux à :
- Reconnaître l’importance de la protection du droit à la vie privée des employés et les préjudices éventuels qui peuvent résulter du non-respect de ce droit au travail ou à domicile, en cas de télétravail ou de travail hybride;
- Reconnaître les lacunes législatives sur leurs territoires respectifs et prendre des mesures pour combler ces lacunes sur les territoires de compétence où la loi ne prévoit aucune protection des renseignements personnels des employés, ou une protection limitée;
- Collaborer pour établir un cadre légal de protections harmonisé ou cohérent pour les employés de tout le Canada, qui ne laisse aucun employé de côté;
- Lorsqu’il existe des dispositions législatives en matière de protection de la vie privée, envisager la nécessité d’actualiser et de renforcer ces protections compte tenu des risques accrus liés aux technologies portant atteinte à la vie privée sur les lieux de travail modernes et ainsi :
- codifier des exigences selon lesquelles ces outils et technologies doivent être utilisés de manière raisonnable, nécessaire et proportionnée, et uniquement à des fins légitimes, afin d’en assurer l’implantation raisonnable et responsable;
- renforcer la transparence et la reddition de comptes quant à l’utilisation par les employeurs d’outils de suivi, y compris des technologies électroniques de surveillance et de suivi et des technologies de l’IA, pour gérer les relations employeur-employé;
- fournir aux employés un moyen concret et accessible de contester le recours déraisonnable aux outils de surveillance numérique et aux systèmes d’IA et de demander réparation à leur employeur pour des décisions injustes prises à leur égard;
- interdire les pratiques inappropriées en matière d’emploi, ou définir des situations où la surveillance ou le recours à l’IA est inapproprié au-delà d’un certain niveau de risque.
Nous appelons aussi les employeurs à :
- Respecter les principes de raisonnabilité, de nécessité et de proportionnalité lorsqu’ils envisagent de recueillir ou d’utiliser des renseignements concernant leurs employés;
- Reconnaître la nature extrêmement délicate des données biométriques et le fait que leur collecte est particulièrement envahissante pour leur personnel; le recours à ces données doit être légal, nécessaire et proportionnel, et avoir lieu uniquement s’il n’existe aucun autre moyen efficace et moins envahissant d’atteindre l’objectif;
- Utiliser les outils de surveillance électronique et les technologies de l’IA uniquement à des fins équitables et appropriées, et s’ils sont raisonnablement nécessaires pour gérer les rapports employeur-employé;
- Ne pas utiliser les technologies de l’IA pour prendre, sans intervention humaine, des décisions importantes concernant le rendement d’un employé, sa candidature, ses perspectives d’emploi ou toute autre décision susceptible d’entraîner des conséquences importantes en matière d’emploi;
- Réaliser des évaluations des facteurs relatifs à la vie privée (au regard des lois applicables, des principes reconnus en matière de protection de la vie privée et des pratiques exemplaires) et des évaluations de l’incidence algorithmique, le cas échéant, afin de relever les risques pour la vie privée et les autres droits de la personne associés à l’utilisation de ces outils et technologies, et prendre des mesures pour atténuer ces risques en conséquence;
- en particulier dans le cas des technologies de l’intelligence artificielle, se renseigner sur la source des données utilisées pour entraîner le système d’IA et déterminer si la technologie a été mise au point dans le respect des lois applicables sur la protection de la vie privée;
- Adopter des politiques, des procédures et des mesures de contrôle claires afin d’empêcher toute utilisation dépassant les fins prévues, et mettre en place des mesures de contrôle interne pour s’assurer de l’existence de mécanismes de gouvernance et de reddition de comptes adéquats;
- Informer les employés actuels et éventuels des outils de surveillance électronique et des systèmes d’IA qui sont utilisés et à quelles fins, expliquer leurs incidences dans un langage clair et simple et leur fournir des copies des politiques et des procédures pertinentes;
- Fournir aux employés des renseignements clairs sur la manière de s’opposer à la collecte, à l’utilisation ou à la divulgation de leurs renseignements personnels, de contester les décisions prises à leur sujet et d’exercer leurs droits en matière d’accès;
- Faire appel aux services de consultation des commissaires FPT, le cas échéant, avant d’implanter de nouvelles technologies et pratiques susceptibles d’avoir une incidence importante sur la protection de la vie privée des employés.
En tant que commissaires FPT du Canada, nous nous engageons à :
- Collaborer avec les pouvoirs publics et d’autres parties prenantes à l’élaboration, à la modernisation et à l’application des mesures de protection de la vie privée prévues par la loi sur nos territoires respectifs;
- Poursuivre la veille stratégique des nouvelles technologies, des développements et des tendances liés à la surveillance des employés et à la protection de la vie privée dans le contexte moderne du travail;
- Collaborer en vue de renseigner et d’orienter les employeurs quant à leurs obligations et les employés quant à leurs droits, sur nos territoires respectifs;
- Prendre des mesures conjointes ou coordonnées d’application de la loi pour les questions liées à la protection de la vie privée des employés, le cas échéant et lorsque nos lois le permettent.
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