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Résultats réels Vol. 3

Décembre 2021

La recherche innovatrice pour protéger
les droits relatifs à la vie privée

Traque numérique : phénomène en hausse au Canada

Subir de la violence conjugale, c’est extrêmement éprouvant. Cela l’est d’autant plus si la violence et le contrôle se font aussi au moyen d’un « logiciel traqueur » installé sur l’appareil de la victime. Une telle situation peut se produire même longtemps après que celle-ci soit parvenue à quitter son agresseur.



Femme qui est triste d’avoir subi de la surveillance intrusive en ligne.

Le contenu d’un téléphone cellulaire, pourrait-on penser, est du domaine privé. Et si ce n’était pas toujours le cas? Que faire quand les conversations téléphoniques, l’historique d’appels, les messages textes, les activités privées sur les médias sociaux et les déplacements quotidiens sont tous secrètement surveillés? Imaginez que ce soit votre partenaire ou ex-partenaire violent qui, selon toute vraisemblance, connaît le contenu de vos communications et tous les endroits que vous avez fréquentés. Il ou elle y serait parvenu après avoir installé sans difficulté une application largement accessible et peu coûteuse sur votre téléphone afin de continuer à vous harceler et à exercer son contrôle.

À ne pas sous-estimer

Un « logiciel traqueur » est une application mobile de type « logiciel espion » qu’une personne peut installer sur l’appareil de quelqu’un d’autre pour localiser secrètement son emplacement, surveiller ses messages privés sur les médias sociaux, espionner ses appels téléphoniques et ses messages textes et prendre connaissance de son historique d’appels, entre autres. De nombreuses applications de ce genre sont conçues pour être des applications pour la « sécurité des enfants » ou la « surveillance des employés » – ou sont commercialisées de la sorte –, mais leur emploi a été détourné pour en faire des logiciels traqueurs, une pratique qualifiée d’abusive.

L’importance de ce problème ne doit pas être sous-estimée. La violence, la maltraitance et le harcèlement conjugaux sont généralement associés à des tentatives de surveillance et de contrôle d’une personne. Et comme les nouvelles technologies se sont infiltrées dans notre quotidien, les agresseurs les ont adoptées et détournées pour terroriser, contrôler et manipuler leurs partenaires ou ex-partenaires.

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« Au Canada, un sondage national mené auprès d’intervenants qui luttent contre la violence a révélé que 98 % des auteurs d’actes de violence se servent de la technologie pour intimider ou menacer leurs victimes ».

Au Canada, un sondage national mené auprès d’intervenants qui luttent contre la violence a révélé que 98 % des auteurs d’actes de violence se servent de la technologie pour intimider ou menacer leurs victimes. Les logiciels traqueurs mettent à leur disposition un vaste éventail de moyens en ce sens : la surveillance omniprésente des messages textes et de clavardage, l’enregistrement du journal des appels, le suivi des publications sur les médias sociaux, la consignation des visites sur les sites Web, l’activation d’un système GPS, l’enregistrement de la frappe au clavier, et même l’activation du microphone ou de la caméra sur les téléphones, et parfois le blocage des appels téléphoniques entrants. Ces moyens leur permettent d’exercer un pouvoir et un contrôle énormes sur la personne ciblée dans ses activités de tous les jours.

Une évaluation axée sur le Canada

Afin de mener une évaluation des logiciels traqueurs en vertu des lois canadiennes, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a financé un projet de recherche indépendant intitulé « Comprendre les risques d’atteinte à la vie privée et à la sécurité associés aux logiciels traqueurs et y répondre ». Ce projet a mené à la publication de deux bandes dessinées éducatives et de deux rapports. Le premier rapport, « The Predator in Your Pocket: A Multidisciplinary Assessment of the Stalkerware Application Industry Note de bas de page 1» (en anglais seulement), présente une évaluation de l’écosystème des logiciels traqueurs. Le second, « Installing Fear: A Canadian Legal and Policy Analysis of Using, Developing, and Selling Smartphone Spyware and Stalkerware Applications Note de bas de page 2» (en anglais seulement), comporte une analyse juridique et politique approfondie de l’acte qui consiste à créer, vendre et distribuer des applications de logiciels traqueurs et à s’en servir pour se livrer à une surveillance des partenaires.

Cynthia Khoo, avocate spécialisée dans les technologies et les droits de la personne et chercheuse universitaire rattachée au Citizen Lab, a codirigé le projet de recherche « Installing Fear » et a également contribué au projet « Predator in Your Pocket ».

« Le constat à l’origine du projet “Installing Fear” était le suivant : les applications mobiles de logiciels traqueurs et les technologies similaires sont utilisées couramment depuis plusieurs années, particulièrement dans le contexte de la violence conjugale, mais il semble y avoir une absence d’interventions juridiques et de recours judiciaires pour les personnes ciblées, explique-t-elle. L’utilisation de logiciels traqueurs pour surveiller et suivre au quotidien les activités et les communications intimes des personnes ciblées, à leur insu et sans leur consentement, est également un phénomène sexospécifique qui touche principalement les femmes, les filles et les personnes qui ont des identités marginalisées intersectionnelles – ce qui a des répercussions sur leurs droits fondamentaux à l’égalité, à la vie privée et à la liberté d’expression. »

Les chercheurs avaient pour objectif de fournir une ressource pour examiner les lois au Canada qui sont en vigueur pour contrer ce problème – en particulier pour empêcher ou dissuader les auteurs d’actes de violence et les fournisseurs d’utiliser et de vendre des logiciels traqueurs – et pour recommander les réformes juridiques qui pourraient s’avérer nécessaires pour accroître les mesures de protection et les recours judiciaires dont disposent les victimes.

La recherche comportait un volet pour comprendre l’ampleur du problème. On a cherché à mieux saisir le fonctionnement des applications de logiciels traqueurs et leurs fonctionnalités, à définir le contexte plus large de l’utilisation de la technologie pour commettre des actes de violence, de maltraitance et de harcèlement conjugaux fondés sur le genre, et à établir la prévalence de ce type de maltraitance au Canada et ailleurs. Pour cette partie du projet, l’équipe a puisé, en partie, dans les recherches techniques effectuées par des collègues du Citizen Lab pour rédiger « The Predator in Your Pocket ».

Les chercheurs se sont également lancés dans une analyse juridique exhaustive qui consistait à éplucher les lois et la jurisprudence, en se servant de la recherche documentaire et des bases de données juridiques, pour évaluer comment elles s’appliquent à l’utilisation, au développement, à la vente et à la distribution des logiciels traqueurs.

Vraisemblablement à l’encontre de plusieurs lois

L’équipe a constaté que l’utilisation et la vente d’applications de logiciels traqueurs contreviennent vraisemblablement à plusieurs lois au Canada, notamment aux lois sur la protection des renseignements personnels des consommateurs, comme les dispositions relatives au consentement et aux fins acceptables de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques. L’utilisation et la vente de logiciels traqueurs peuvent également entraîner une responsabilité pour délit civil comme l’atteinte à la vie privée, l’infliction intentionnelle de souffrances morales et la responsabilité du fait des produits. Enfin, l’équipe a constaté que l’utilisation de ces applications constitue vraisemblablement des infractions criminelles comme le harcèlement, l’intimidation et l’interception criminels, ou l’achat ou la vente d’appareils principalement utiles pour intercepter secrètement des communications privées.

« Il ne semblait pas y avoir de restrictions légales efficaces entourant la création et le développement d’applications de logiciels traqueurs de prime abord, fait remarquer Cynthia Khoo. Bien que des distributeurs tiers qui servent d’intermédiaires – comme les boutiques d’applications de Google et d’Apple – aient déployé des efforts de manière proactive pour endiguer l’offre et la vente de logiciels traqueurs sur leurs plateformes, ces efforts ont donné des résultats mitigés et leurs politiques relatives aux développeurs d’applications pourraient être mieux appliquées afin de protéger plus efficacement les personnes qui pourraient être visées ou qui sont visées par de la maltraitance au moyen de logiciels traqueurs. »

Les recherches et les analyses de l’équipe ont donné lieu à 16 recommandations pour une réforme législative divisées en plusieurs catégories, lesquelles concernent les systèmes de justice pénale et du droit de la famille du Canada, les législateurs et les gouvernements fédéraux et provinciaux, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada ainsi que les développeurs d’applications, les entreprises spécialisées dans les technologies et les boutiques d’applications.

« Nous avions plusieurs publics cibles en tête, ajoute-t-elle. Au nombre de ceux-ci figuraient les organismes de réglementation, les avocats, les corps policiers, les responsables des politiques ainsi que les autres intervenants qui font partie du système juridique ou qui sont en mesure d’apporter des réformes juridiques afin de lutter contre la maltraitance faite au moyen de logiciels traqueurs. Il y avait également les organismes communautaires et les intervenants de première ligne qui travaillent auprès des victimes et des personnes survivantes de la violence, de la maltraitance et du harcèlement conjugaux et fondés sur le genre, ce qui comprend les formes de violence facilitées par la technologie comme les logiciels traqueurs. Finalement, nous avons aussi pensé à l’ensemble de la population afin de mieux faire connaître ce problème. »

Des résultats positifs émanent de la recherche

Bien que la plupart des membres de l’équipe soient passés à d’autres projets depuis la diffusion du rapport, ce dernier a suscité une grande mobilisation de la part des intervenants de première ligne et des organismes communautaires qui se concentrent sur la prévention de la violence et de la maltraitance conjugales fondées sur le genre – dont la violence facilitée par des moyens technologiques comme les logiciels traqueurs. Peu après le lancement du rapport, l’équipe a animé un atelier interdisciplinaire et intersectoriel qui a réuni des chercheurs universitaires, des avocats, des intervenants de première ligne, des défenseurs des droits numériques ainsi que des professionnels de la sécurité de l’information. Ceux-ci ont pu échanger des idées afin de renforcer les capacités au sein des organismes communautaires et de favoriser une intervention mieux ordonnée et davantage intersectorielle contre la maltraitance au moyen de logiciels traqueurs.

Selon Cynthia Khoo, la reconnaissance des victimes et personnes survivantes est un autre résultat positif et peut-être imprévu de la recherche.

« Après la diffusion du rapport, on nous a dit que cela avait permis de valider l’expérience des personnes qui avaient été touchées directement par la maltraitance au moyen de logiciels traqueurs, en tant que victimes ou personnes survivantes. Ces dernières n’avaient pas été crues auparavant ou doutaient qu’une maltraitance facilitée par la technologie de ce genre soit même possible. »

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En quoi consistent les « logiciels traqueurs »?

Inconnu travaillant sur un ordinateur portable dans l’obscurité.

Les logiciels traqueurs sont des logiciels de surveillance intrusive qu’une personne installe sur l’appareil d’une autre personne et qu’elle utilise pour commettre des actes de violence, de maltraitance et de harcèlement conjugaux. Il peut s’agir de logiciels légitimes dont l’usage a été détourné ou de logiciels spécialement conçus pour le harcèlement facilité par la technologie.

 

 

 

 

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Se protéger contre les logiciels traqueurs

Un ordinateur portable avec un cadenas déposé sur le clavier.

Les applications de logiciels traqueurs des consommateurs, étudiées dans ce rapport, requièrent généralement un accès physique à l’appareil de la personne ciblée pour y être installées, ce qui signifie que l’appareil doit être déverrouillé. Les méthodes de prévention de base consistent notamment à toujours garder son téléphone avec soi, à ne jamais le laisser hors de portée et à le verrouiller à l’aide d’un mot de passe que personne d’autre ne connaît. Il y a également certains signes indicateurs qu’un logiciel traqueur a été installé sur un appareil, comme la pile qui s’épuise trop rapidement, le téléphone qui devient chaud ou une application inhabituelle qu’on ne reconnaît pas ou qu’on n’a pas installée.

Cynthia Khoo met néanmoins un bémol. « Il peut être néfaste de trop mettre l’accent sur les moyens que les gens peuvent prendre pour “se protéger”, car au bout du compte, il ne devrait pas incomber aux victimes ou aux victimes potentielles d’assumer le fardeau d’échapper à la maltraitance. Cela revient à dire aux femmes de fermer leurs comptes sur les médias sociaux ou de ne pas mener d’activités en ligne, par exemple, afin d’éviter de se faire maltraiter ou harceler. Une intervention de ce genre permet de blâmer implicitement la victime et met en cause ses droits à l’égalité et à la liberté d’expression, sans oublier le droit à la vie privée, compte tenu de l’importance de la participation en ligne dans la vie privée et publique. Les lois et autres interventions institutionnelles devraient se concentrer sur le comportement et les gestes des personnes qui créent, vendent ou utilisent les logiciels traqueurs plutôt que sur les victimes. »

Vous pensez avoir été victime d’un logiciel traqueur? Cynthia Khoo vous conseille d’avoir un plan pour assurer votre sécurité avant de chercher des preuves sur votre appareil.

« Quand un logiciel traqueur a été installé sur un téléphone, l’agresseur peut s’apercevoir que la personne ciblée cherche ce logiciel ou qu’elle a trouvé des preuves. Comme cela risque d’aggraver la situation de la victime, il est important que cette dernière ait un plan pour assurer sa sécurité. Ce plan devrait être élaboré, dans la mesure du possible, avec l’aide d’un organisme de première ligne ou d’une personne de confiance dans son réseau social. »

Elle précise, en outre, que bien que certaines ressources de prévention et de détection soient accessibles (voir « Installing Fear » – Appendix A: Digital Security Guides and ResourcesNote de bas de page 3,  pages 179 et 180 (en anglais seulement), il existe peu de secours de première ligne pour les personnes qui sont victimes de maltraitance au moyen de logiciels traqueurs. 

« Les organismes de soutien de première ligne manquaient déjà de personnel avant d’ajouter l’élément de la littératie technologique et de la sensibilisation à cet égard, déplore-t-elle. À l’heure actuelle, il n’y pas de “ligne d’écoute” ou de “clinique d’aide juridique” au Canada pour la violence, la maltraitance et le harcèlement fondés sur le genre et facilités par la technologie. »

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Avertissement : Le Programme des contributions du Commissariat finance des projets de recherche indépendants sur la protection de la vie privée et des initiatives d'application des connaissances. Les opinions exprimées par les experts dans la présente publication ne reflètent pas nécessairement celles du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada.

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